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sa créance. M. Dunoyer étant un des personnages importants de ce récit, nous introduirons le lecteur chez cet opulent financier.


CHAPITRE VIII.

M. Achille Dunoyer.


Le comptoir de M. Achille Dunoyer était place de la Bourse, mais il occupait rue de Provence le premier étage d’une immense maison double de profondeur. M. Dunoyer avait deux filles ; elles logeaient au troisième, dans le même corps de bâtiment, sous la surveillance de leur gouvernante anglaise. Cet arrangement avait l’inconvénient d’exposer ces jeunes personnes à des rencontres souvent peu convenables lorsqu’elles descendaient chez leur mère, une si vaste maison pouvant être hantée par des gens de toutes sortes. M. Dunoyer aurait dû préférer à son splendide appartement une maison qu’il eût habitée seul avec sa famille ; mais madame Héloïse Dunoyer était une élégante ; elle avait absolument voulu demeurer dans la Chaussée-d’Antin, et l’on trouve difficilement de petits hôtels dans ce faubourg Saint-Germain de la finance. Il est d’ailleurs des susceptibilités délicates auxquelles certaines personnes (nous sommes loin de dire certaines classes) sont complètement étrangères.

Madame Héloïse Dunoyer, âgée de trente-huit ans environ, s’était mariée fort jeune ; elle avait deux filles : l’une de dix-sept ans à peine, mademoiselle Thérèse ; l’autre de douze, mademoiselle Clémentine. Autant pour suivre la mode que pour se délivrer d’un assujettissement incompatible avec son goût excessif pour les plaisirs, madame Héloïse Dunoyer avait pris une gouvernante anglaise, et se reposait absolument sur elle de l’éducation de ses deux filles, reléguées, nous l’avons dit, dans un petit appartement au troisième étage de la maison du banquier.

Nous sommes loin de contester l’excellence des soins que les Anglaises donnent aux enfants ; mais l’abus dénature les meilleures choses. À tout prix, ou plutôt à un prix strictement limité, on veut singer maladroitement les habitudes d’un monde exceptionnel. Pourvu que la femme à qui l’on confie l’éducation de sa fille soit Anglaise et n’ait pas de prétentions trop exorbitantes, on est assez insouciant de ses antécédents, de son caractère, de sa moralité ; il est vrai qu’il coûterait beaucoup moins de prendre une gouvernante française de quelque pauvre et honnête famille, bien née, bien élevée, pour qui une telle place serait souvent un grand bienfait ; mais on n’aurait pas l’agrément de dire : Miss Ashton, miss Turner, etc., etc., amenez mes enfants.

Madame Héloïse Dunoyer avait donc une gouvernante anglaise. Malheureusement cette gouvernante s’appelait miss Jenny Hubert, nom beaucoup trop français, qui faisait le désespoir de la financière. Madame Héloïse avait voulu imposer à miss Hubert le nom de miss Blunfield ou de miss Mortimer ; cela eût été d’un bien meilleur genre ; mais la fière Anglaise s’était obstinément refusée à ce baptême. Madame Héloïse Dunoyer passait pour ce que dans sa société on appelait une lionne ; elle montait à cheval avec une amazone à brandebourgs et un chapeau Louis XIII orné d’une plume ; elle avait un jour de loge à l’Opéra, et sur le petit dunkerque[1] de son boudoir on remarquait une énorme cravache et une grande boîte de palissandre sur laquelle on lisait en gros caractères : Cigares. Afin de bien prouver que cet entrepôt de tabac lui appartenait, on voyait ce nom : Héloïse, inscrit en ivoire de l’autre côté de la boîte.

Pour compléter ces exagérations cavalières, on voyait dans le même boudoir une bride arabe de soie écarlate, garnie de ses houppes, artistement exposée au-dessus d’un portrait équestre de madame Héloïse. Enfin, dernier trait de cette vie tour à tour léonine et Pompadour, les méchants affirmaient que la financière et une notairesse de ses amies intimes étaient allées au bal de la Renaissance, déguisées en pierrettes, avec deux mystérieux débardeurs.

Ceci était le côté régence, le côté lion des goûts de madame Héloïse. Nous parlerons du côté artiste. Elle avait un grand piano et de grandes prétentions musicales. Elle ne disait pas Robin des bois, mais Freyschütz ; Beethoven, mais Betovvv… ; Weber, mais Webrr…, ce qui annonçait une éducation musicale des plus avancées. En littérature, elle était voltairienne, et citait fort joliment (en petit comité) des passages de la Guerre des dieux de Parny ou quelques fragments de Gentil-Bernard. Quant à la peinture, elle enluminait très-proprement des lithographies, dont elle faisait toutes sortes de dessus de boîte. Pendant que madame Héloïse égayait, charmait et échevelait ainsi ses jours, ses deux filles, absolument livrées au soins de miss Hubert, ne voyaient guère leur mère qu’à l’instant du dîner. C’est à ce moment que nous introduirons le lecteur dans l’intérieur de la famille du banquier.

Les deux élèves de miss Hubert venaient d’entrer dans le boudoir de leur mère. Madame Dunoyer, d’une beauté virile et vulgaire, était de petite taille, avait le cou gros et court, le visage large et coloré, la taille épaisse, et se serrait outrageusement pour dissimuler son embonpoint, qui croissait avec l’âge. Quoique la journée fût très-avancée, madame Héloïse portait le déshabillé de fantaisie dont elle s’affublait le matin pour recevoir ses amis. Cela se composait d’une robe de chambre ornée, à manches flottantes, ouverte par-devant, serrée autour du corps par une riche cordelière à glands d’or. À travers les dents d’un large volant tailladé en pointe, sortaient deux pieds assez jolis chaussés de pantoufles de maroquin, brodées à la moresque. Enfin, un toquet grec de velours cerise, crânement posé sur le coin de l’oreille, donnait à madame Héloïse un gros air odalisque et mutin qui tournait la tête de tous ses attentifs (cela se dit ainsi).

Mademoiselle Thérèse Dunoyer offrait un contraste frappant avec sa mère. Elle était grande et svelte ; son teint d’albâtre rosé paraissait plus éblouissant encore sous les deux épais bandeaux de cheveux d’un noir de jais qui se collaient à ses tempes. Ce qui frappait tout d’abord dans cette physionomie un peu étrange, c’étaient deux grands yeux noirs, qui brillaient au milieu de ce visage d’une blancheur mate et d’une expression contrainte et mélancolique. Un peu au-dessus du sourcil gauche de Thérèse, on remarquait un grain de beauté, petit signe arrondi comme une mouche de velours noir.

Il est peut-être utile de rappeler au lecteur que le mystérieux tableau du manoir de Treff-Hartlog (portrait dont Ewen de Ker-Ellio s’était si follement épris) représentait une femme qui avait aussi de grands yeux noirs, un front d’ivoire et un grain d’ébène un peu au-dessus du sourcil gauche. En un mot, au risque d’anticiper sur les événements, nous dirons dès à présent que le portrait de Treff-Hartlog ressemblait d’une manière extraordinaire à la fille du banquier.

La taille de Thérèse, souple, élancée, manquait d’un peu d’embonpoint ; ses mains fluettes n’étaient pas assez potelées, mais la distinction même de ces imperfections les faisait oublier. Clémentine, sœur cadette de Thérèse, rappelait les traits de sa mère d’une manière frappante. C’était une bonne grosse figure ronde, réjouie, entourée d’une forêt de cheveux rouges et crépus. Les deux jeunes filles portaient des robes noires. Miss Hubert était âgée de trente-cinq ans environ ; deux nattes de cheveux d’un blond ardent descendaient le long de ses joues bilieuses ; son air sec, hautain, faisait parfaitement sentir qu’elle croyait déroger à sa dignité en se chargeant de l’éducation des filles de madame Dunoyer. Miss Hubert sortait, disait-elle, de la maison du duc de ***, un des plus grands seigneurs d’Angleterre. Clémentine était la favorite de madame Dunoyer, qui se voyait revivre dans sa fille, et aimait à la folie son caractère jovial et tapageur. Thérèse, au contraire, toujours réservée, silencieuse, pensive, lui inspirait autant de jalousie que d’éloignement ; et d’ailleurs, il faut le dire, cette malheureuse jeune fille était le fruit d’un amour aussi coupable que malheureux.

Vers les premiers temps de son mariage, madame Héloïse Dunoyer avait été brutalement abandonnée par l’homme auquel elle avait sacrifié ses devoirs pendant un voyage de M. Achille Dunoyer ; celui-ci ayant eu à son retour des preuves positives de l’infidélité de sa femme, la naissance de Thérèse devint le signal des plus violents orages domestiques. Pourtant la cupidité, la crainte de voir dévoiler d’assez grandes indélicatesses, forcèrent M. Achille Dunoyer de pardonner les premiers torts de sa femme, dont il avait, contre son droit, compromis la fortune dans des spéculations peu honorables ; une séparation l’eût mis dans une position difficile. La nécessité l’empêcha de faire un éclat.

Peu à peu les années calmèrent l’âcreté des premiers ressentiments de M. Dunoyer ; Thérèse fut la seule personne a laquelle il fit durement supporter les accès de colère que le souvenir de la faute de madame Dunoyer éveillait parfois en lui ; il savait même une sorte de gré à Héloïse de se montrer cruellement prévenue contre cette jeune fille ; il lui semblait que sa femme voulait ainsi expier ses torts, tandis qu’au contraire celle-ci, par une barbarie stupide, croyait, en tourmentant Thérèse, se venger de l’homme dont elle avait eu tant à se plaindre.

La conduite de madame Dunoyer était d’une ignoble méchanceté. Rien de plus logique : les cœurs généreux ennoblissent leurs erreurs par leur dévouement ou les excusent par leurs remords ; les âmes vulgaires et dégradées rendent leurs fautes irrémissibles à force d’égoïsme et d’impudeur. Nous l’avons dit, il était cinq heures, miss Hubert venait de descendre dans le boudoir de madame Héloïse Dunoyer avec Thérèse et Clémentine, lorsque M. Achille Dunoyer entra d’un air radieux : il avait quarante ans environ, il était maigre, de taille moyenne, et mis avec recherche. Les physiologistes qui cherchent des analogies entre la physionomie des hommes et celle des animaux auraient été frappés de la ressemblance qui existait entre la physionomie de M. Achille Dunoyer et celle du bouc : son front déprimé, ses petits yeux obliquement placés et relevés vers les tempes, sa mâchoire ronde et saillante, sa large bouche, son nez busqué à narines dilatées, rendaient ce rapport plus frappant encore. Cette figure basse et flétrie, plate et dure, respirait l’orgueil, l’égoïsme et la convoitise ; on y lisait l’absence de tout instinct élevé, de tout sentiment humain et charitable. Par un contraste, ou plutôt par une conséquence de ces organisations détestables, à la moindre familiarité d’un homme hautement placé, un sourire faux et servile détendait à l’instant ce visage corrodé par les plus mauvaises passions. M. Achille Dunoyer entra chez sa femme d’un air triomphant.

— Nous aurons demain quelqu’un à dîner, Héloïse, s’écria-t-il ; mais

  1. Quelques personnes appellent ainsi, dit-on, une chose chargée de coquillages, de bottes de paille, de baguiers, de pelotes, etc.