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d’autrui que ce monde égoïste, que cet être de raison, ou plutôt de folie auquel on fait de si grands, de si douloureux et quelquefois de si sanglants sacrifices, auquel souvent on immole sa fortune, son honneur, sa vie… et son bonheur toujours.

M. de Montal avait cruellement expérimenté cette raillerie superbe du monde envers les fous qui se minent pour briller à ses yeux. Il prétexta un voyage en Italie pour avoir le droit de vendre ses chevaux, de réformer sa maîtresse et sa maison sans trop déroger ; il occupait un assez vaste appartement, il le quitta sous ce prétexte qu’il ne voulait habiter désormais qu’une maison où il fût seul ; il se défit de ses meubles, qui n’étaient plus de son goût, disait-il ; la vente des débris de son opulence passée lui fournit une somme de trente mille francs environ ; il y avait de quoi vivre, obscurément sans doute, dans quelque coin de la France, mais de quoi vivre enfin. Au lieu de se résigner à cette position modeste, mais assurée, M. de Montal acheta une voiture de voyage, emmena un valet de chambre qu’il avait gardé, et partit pour ce voyage d’Italie pompeusement annoncé.

À Lyon, il s’arrêta, prit la route d’Avignon, et pendant trois mois il habita un petit village des environs de cette ville ; puis il reparut à Paris, répondant mystérieusement à ceux qui lui parlaient de son voyage d’Italie qu’une rencontre romanesque faite à Lyon avait bouleversé ses projets… La discrétion l’obligeait de n’en pas dire davantage. Seulement, son aventure l’ayant forcé de revenir brusquement à Paris, pouvant l’obliger d’en partir d’un moment à l’autre, il avait pris comme pied-à-terre le petit appartement que nous avons dépeint au lecteur.

Comme toujours, ces mensonges laborieusement combinés ne trompèrent personne ; le monde a un flair prodigieux pour découvrir, sous les brillants lambeaux dont on les cache, les fortunes expirantes : il sent la ruine.

M. de Montal, ainsi que cela arrive toujours, croyait fermement avoir donné le change sur le véritable état de ses affaires. Il lui restait vingt-cinq mille francs environ : il résolut de vivre quatre ou cinq ans avec cette somme, qui, soigneusement ménagée, pouvait lui donner durant ce temps l’apparence de ce luxe auquel il avait tout sacrifié. Un autre trait fort accusé du caractère de M. de Montal s’était développé chez lui : nous voulons parler d’une sorte de foi fatale, aveugle, dans une influence quelconque qui ne pouvait permettre, pensait-il, qu’un homme comme lui, charmant, aimable, spirituel, pût jamais être acculé dans l’une de ces horribles impasses d’où l’on ne sort que par le suicide. Si l’on eût creusé quelque peu cette horrible croyance, on y eut trouvé sans doute le besoin si naturel à l’homme d’échapper aux réalités pénibles par une consolante espérance.

Ainsi qu’une âme sainte et éprouvée sur la terre se dit : « Il est impossible que je me sois résignée pieusement à tant de douleurs pendant ma vie pour arriver au néant, » M. de Montal se disait : « Il est impossible qu’après avoir vécu au sein du luxe et des plaisirs, j’arrive à une fin horrible ou misérable. » Comme le croyant, il n’avait aucune preuve visible, palpable, de la réalité future de cette espérance ; pourtant, prenant les violences de ses désirs pour des certitudes, il croyait fermement à son heureuse étoile.

Lorsque le hasard semble encourager de si folles idées en les justifiant quelquefois, elles deviennent incurables. Nous verrons plus tard comment une ou deux chances heureuses exaltèrent jusqu’au vertige l’étrange fatalisme de M. de Montal. Réduit aux vingt-cinq mille francs qu’il possédait, le comte commença donc à mener une de ces existences bizarres, impossibles partout ailleurs qu’à Paris.

Une place dans une loge à l’Opéra, une entrée dans un club, un appartement d’une élégante apparence, une mise recherchée, un valet de chambre, tel est le strict nécessaire des pauvres du superflu, de même que, pour les malheureux, du pain, des vêtements, un abri, sont de première nécessité. Six à sept mille francs par an, habilement répartis, peuvent donner ce luxe de similor. Il y a, nous l’avouons, une sorte de satisfaction à savoir briller en très-bonne compagnie à si peu de frais ; d’ailleurs, louables sont les goûts distingués : comme la noblesse noblement comprise, certaines prétentions ont cela de bien qu’elles obligent.

Mais cette médiocrité dorée, loin de satisfaire M. de Montal, l’aigrissait davantage en le mettant sans cesse en contact avec des gens aussi riches et beaucoup plus riches qu’il ne l’avait été autrefois : comme les hommes très-vains, croyant sans cesse qu’on songeait à lui, il se révoltait à cette pensée qu’on se moquait de sa ruine. Cette préoccupation haineuse redoublait chez lui l’envie de refaire sa fortune, moins peut-être encore pour en jouir que pour écraser de son nouveau luxe ceux qui, pensait-il, s’étaient réjouis de son malheur.

Un jour, il prit par hasard un billet de ces loteries qui se tirent à Francfort. Pour un louis, il en gagna trois cents : il vit là une manifestation de la Providence qui veillait sur lui ; sa foi dans un brillant avenir devint presque une monomanie. Dès lors, M. de Montal espéra, ou plutôt il fut certain d’épouser un jour quelque riche héritière ou quelque veuve opulente. La loge où il trônait chaque soir à l’Opéra avec ses colocataires fut une sorte de lieu d’exhibition indispensable à ses projets, et il considéra cette dépense comme un capital qui devait lui rapporter de gros intérêts.

Dix-huit mois se passèrent ; les héritières et les veuves ne parurent pas, mais la confiance de M. de Montal en son étoile ne s’en ébranla point : deux circonstances assez heureuses pour lui, quoique très en dehors de ses vues matrimoniales, vinrent raviver ses espérances. Un des camarades de collége de M. de Montal, avocat obscur et ridicule, nommé M. Roupi-Gobillon, de député devint ministre (nous dirons plus tard par quel ingénieux mécanisme). Très-fier de se montrer dans l’éclat de sa nouvelle position à son ancien condisciple, qui jusqu’alors l’avait fui comme la peste, et d’ailleurs flatté de faire croire qu’avant son ministère il avait eu quelques relations de bonne compagnie, M. Roupi-Gobillon fit toutes sortes d’avances à M. de Montal en lui reprochant sa tiédeur.

— Si jusqu’ici j’ai pu te recevoir froidement, lui dit le comte, c’est que ta position d’avocat illustre d’abord, ensuite de député influent, puis enfin de ministre, te plaçait si haut, qu’elle t’imposait presque le devoir de venir à moi ; il est toujours de bon goût aux gens éminents de faire les premiers pas auprès des personnes complétement indépendantes et qui ne sont ni au-dessus ni au-dessous d’un certain niveau social.

M. Roupi-Gobillon, ravi de ces excuses, ménagea une surprise à son ami, dont il connaissait la détresse, et un beau jour il lui proposa tendrement un bureau de tabac. Le comte refusa net, et tança vertement le ministre de son impertinente proposition, disant qu’il ne demandait rien à personne. Cette offre et ce refus, savamment ébruités et exagérés par M. de Montal, furent d’un excellent effet ; on commença de parler de son crédit. Il se rencontra plusieurs fois, le soir, au ministère avec quelques-uns des confrères de son ami, qui n’étaient pas des Roupi-Gobillon. Le comte fut auprès d’eux insinuant, attentif et flatteur ; il sut donner du prix à ses déférences en faisant sentir qu’elles s’adressaient, non pas à la position officielle, mais à la valeur des hommes. On le trouva prévenant, aimable ; ses formes plurent, et comme, après tout, il ne demandait rien, il fut accueilli dans ce monde politique avec une affectueuse indifférence par plusieurs hommes d’état fort distingués.

Ces relations, habilement mises en relief et jointes à sa vie de club et d’Opéra, posèrent peu à peu M. de Montal comme un homme plus sérieux que ne le sont ordinairement les gens à la mode ; il passa pour avoir l’oreille des ministres ; avantages parfaitement négatifs, mais précieux pour M. de Montal, en cela qu’ils lui donnèrent une apparence de plus, et que cette apparence éveillait l’envie des gens plus riches que lui, car on commença de lui dire avec une certaine aigreur : « Vous êtes très-heureux ; vous gagnez à la loterie d’Allemagne et vous avez beaucoup de crédit auprès des ministres. Il y a, en vérité, des gens à qui tout réussit. »

Ou bien : « Oh ! oh ! vous êtes un habile homme, vous, mon cher ! vous êtes de ces gens que l’avenir n’inquiète jamais, et qui retombent toujours sur leurs pieds ; en un mot, vous avez du bonheur. »

Si la première circonstance dont nous venons de parler donna au comte une réputation de crédit et d’habileté, un succès envié vint encore l’enorgueillir. Une jeune et jolie femme, mademoiselle Julie Dubreuil, débuta à la Comédie-Française et fit une grande sensation. Sa beauté, son talent rempli de finesse, de grâce et de charme, la mirent très-en vogue dans le monde élégant. Plusieurs jeunes gens fort à la mode s’occupèrent de mademoiselle Julie ; ils ne furent pas écoutés ; un banquier puissamment riche ne fut pas plus heureux ; un prince étranger, connu par son faste et sa royale magnificence, fut vertueusement éconduit. Cette farouche résistance mit le comble à la célébrité de mademoiselle Julie. M. de Montal, en attendant la fortune que son heureuse étoile devait lui envoyer sous les traits d’une charmante femme, fille ou veuve (peu lui importait), voulut tenter à son tour de triompher de l’opiniâtre vertu de mademoiselle Julie : il se fit présenter chez elle.

Parmi les hommes qui avaient fait la cour à la belle comédienne, les uns, comptant sur leur séduction personnelle, n’avaient voulu voir dans cette liaison qu’une relation de plaisir, et s’étaient montrés peu soucieux de se mêler aux intrigues de coulisses de mademoiselle Julie ; d’autres, offrant des avantages solides, avaient exigé d’abord l’anéantissement d’une espèce de tante nommée madame Sauvageot, intolérable créature, dont l’influence sur mademoiselle Julie était extrême. La conduite de M. de Montal fut tout autre et d’une prodigieuse habileté. Instruit par la déconvenue de ses rivaux, il s’appliqua d’abord à captiver la tante Sauvageot. Aucune prévenance, aucun soin ne lui coûta pour conquérir cette horrible vieille : il se fit sérieusement de la famille, prit un ardent intérêt aux rivalités de théâtre, aux jalousies d’emploi qu’éveillait nécessairement le talent de mademoiselle Julie.

Soutien, prôneur, séide déclaré de la jeune femme, M. de Montal ne recula pas devant les démarches les plus désagréables ; il trouva mille ressources dans son esprit souple et insinuant, capta la bienveillance de quelques journalistes de renom, les engagea très-adroitement dans une guerre acharnée contre les rivales de mademoiselle Julie, pénétra le fond de toutes les intrigues, déjoua tous les complots de coulisses tramés contre elle. Infatigable, incessant, cordial et perfide, flatteur et impertinent, se souvenant et oubliant, selon l’occurrence, qu’il était homme du monde et gentilhomme, il finit par obtenir une action très-puissante sur l’encourage de mademoiselle Julie, devint son conseil et l’effroi de ses rivales. Le mari le plus passionné pour le lucre et pour l’illustration que le talent dramatique de sa femme apporte à la communauté conjugale n’aurait pas montré un aspect plus humble, un fanatisme plus jaloux, que n’en montrait M. de Montal pour le talent et pour la personne de mademoiselle Julie.