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t’agrée, et, dans six semaines, on chantera à tes fiançailles Ar C’houleun[1]. — Non, non, je ne pourrais jamais aimer une autre femme que celle que mon imagination a rêvée ; et, si elle existe, malheur à moi ! elle doit ressembler à ce portrait.

En disant ces mots d’un air sombre, Ewen retomba dans sa rêverie. Le bon recteur ne put retenir un mouvement d’impatience et de colère ; il donna un coup de pied furieux à la chaise, la renversa ainsi que le tableau, et s’écria en mettant sa grosse botte ferrée sur le tableau :

— Que l’enfer te confonde, image maudite, si tu dois rendre ce fou encore plus fou ! Que t’a donc fait cette famille ? N’était-ce pas assez d’avoir été le mauvais génie de son grand-père ? — L’abbé, par le ciel ! respectez cette peinture ! s’écria Ewen. Ôtez votre pied ! — Maudite ! maudite ! maudite ! répéta l’abbé en frappant de son talon éperonné le portrait qui s’était heureusement retourné en tombant. — L’abbé, s’écria Ewen hors de lui, l’abbé, finissez, ou bien !… et il fit un geste menaçant.

— Ou bien ? reprit le vieillard en redressant sa grande taille. Puis, regardant le jeune homme d’un air à la fois sévère et attristé, il dit : — Ah ! Ewen ! Ewen ! — Pardon, mon ami, dit Ewen rougissant de son emportement, pardon, je vous vénère comme mon père ; mais par pitié, épargnez ce tableau.

Le recteur fit un pas en arrière. Ewen releva le portrait, le posa sur la cheminée ; lorsqu’il se retourna, l’abbé de Kérouëllan sortait de la chambre.

— Mon ami ! s’écria-t-il en courant à lui, où allez-vous ? — Vous m’avez menacé, Ewen ! dit le vieillard d’une voix émue ; et il se dégagea en faisant un nouveau pas vers la porte.

Le jeune homme garda un moment le silence, tenant toujours dans sa main la main de l’abbé ; puis il dit d’un ton si grave que le recteur tressaillit : — Mon ami, vous niez certaines fatalités ; voyez pourtant ! l’existence de ce portrait vous semble inexplicable, presque surnaturelle. La femme qu’il représente a été le mauvais génie de mon aïeul, et, à cause de cette funeste image, je vous menace, vous ! vous qui m’avez élevé comme votre enfant, vous mon seul ami, vous l’homme de bien, vous l’homme pieux qui avez fermé les yeux de mon père ! dites, dites, cela n’est-il pas fatal ?

Le recteur, frappé malgré lui de ce bizarre rapprochement de faits, éprouva quelque embarras à répondre. Ewen continua :

— Je vous en conjure, mon ami, croyez plutôt à certaines influences mystérieuses, irrésistibles, qu’à un mauvais sentiment de ma part. Pardonnez-moi, j’ai honte, je me repens du mouvement auquel je me suis laissé emporter. — Je t’excuserai, ma foi, bien sans cela, mon pauvre enfant, dit l’abbé en serrant Ewen dans ses bras. Dieu merci, il faut autre chose que la découverte d’une vieille planche, que je croyais brûlée, pour ébranler ma raison. Ta main, mon bon Ewen, ta main ; ne parlons plus de cela. Mais tu es agité, tu es brûlant, tu as eu de la fièvre. — Oui, j’ai passé une nuit pénible. — Et hier, aller t’exposer en mer par un temps pareil, avec un gredin comme ce Mor-Nader, qui, tôt ou tard, je t’en réponds, s’apercevra qu’en ma qualité de berger de mon troupeau je tiens d’une main vigoureuse mon bâton pastoral… autrement dit ma canne de houx. Le bon Dieu me pardonnera cette exécution un peu temporelle, mais j’appliquerai à ce vieux fourbe la meilleure volée que méchant garnement ait jamais reçue ; après quoi je lui dirai : Voilà comme je t’aurais traité quand j’étais soldat. Et cette bastonnade sera une charité de ma part, car cet avertissement épargnera la prison ou les galères à ce mauvais drôle. — Mor-Nader n’est pas ce que vous pensez. — C’est un misérable imposteur qui joue au sorcier ! S’il continue, j’irai un de ces matins dire deux mots en sa faveur au procureur du roi de Kemper, et nous verrons si mons Mor-Nader persiste à épouvanter et à rançonner ma paroisse. — Écoutez, mon ami : si cet homme est dupe, il l’est de lui-même, il l’est de sa propre exaltation ; il est monomane, il est fou, soit ; mais ce n’est pas un fourbe. Jamais il n’a demandé un liard aux gens qui le consultent. Il prédit l’avenir, et le hasard a presque toujours justifié ses prédictions. — Bah ! bah ! s’il ne fait pas payer d’abord la bonne aventure, il agit en habile charlatan afin d’amorcer ses dupes, et il les rançonnera plus tard. Quant à ses prédictions, si quelques-unes se réalisent, cela ne prouve rien, sinon qu’il y a des gens qui gagnent en jouant à pair ou non et à croix ou pile. — Écoutez, mon ami, dit Ewen après un moment de silence, je puis, je dois peut-être vous raconter ce qui s’est passé hier pendant cette soirée de tempête.

Et le jeune homme fit le récit de la scène de la veille ; il dit comment, la chaloupe ayant coulé à fond, la fraîcheur de l’eau l’avait rappelé à lui-même ; comment, poussé par le vent et par la marée, il avait pu nager et aborder au rivage, moins éloigné qu’il ne l’avait cru ; comment enfin il était arrivé, à Treff-Hartlog, la raison à demi égarée, tant son imagination avait été frappée de l’accès de folie sauvage de Mor-Nader. Après avoir écouté Ewen et frémi du danger qu’il avait couru, l’abbé lui dit :

— Cela montre que ce misérable était assez stupide et assez féroce pour vouloir se noyer avec vous, mon pauvre ami, afin d’être regardé par le peuple, après sa mort, comme un grand sorcier ! Les mauvaises causes ont leurs martyrs tout aussi bien que les bonnes. Et puis vous l’aviez avec raison traité d’imposteur : au risque de sa vie, il a voulu se venger. Peut-être aussi se savait-il près de la côte. Puisque vous croyez qu’il a comme vous échappé à la noyade, je ne vous ferai pas de morale, l’événement vous a prouvé combien vous aviez eu tort de mettre votre existence à la merci d’un tel misérable. Laissons cela, parlons d’autres choses, et, sans transition, passons de ces tristes visions à des intérêts tout matériels. Voulez-vous, mon cher Ewen, être à moitié ruiné ? — Que dites-vous ? — Le placement que votre père a fait chez M. Achille Dunoyer, banquier à Paris, me paraît très-aventuré. Il s’agit d’une partie considérable de votre fortune. Je ne suppose pas que cette perte vous soit indifférente. — Et quel danger court ce placement ? — Un très-grand danger, je le crains du moins : M. Achille Dunoyer n’a pu me payer le premier quart de cette somme que je devais toucher pour vous par procuration. — Mais on disait M. Achille Dunoyer puissamment riche. — On dit bien d’autres choses, mon enfant : ce qu’il y a de certain, c’est que, lorsque je me suis présenté chez lui, on ma répondu qu’il était en voyage, qu’on ne savait pas au juste l’époque de son retour, et qu’il n’avait laissé aucun ordre pour ce payement. Pourtant, lorsqu’il s’agit d’une bagatelle de 50,000 francs, il me semble que cela ne doit guère s’oublier, à moins que 50,000 francs ne soient moins que rien pour M. Dunoyer. — En effet, c’est singulier. — Votre notaire de Kemper est d’avis que vous vous rendiez immédiatement à Paris, afin de prendre vos sûretés s’il en est temps encore. — Mais ne puis-je pas donner ma procuration au notaire de Kemper tout bonnement ? — Cela n’aurait pas le sens commun. Si M. Achille Dunoyer est dans de mauvaises affaires, il est certaines questions que vous pouvez seul consentir et dont vous pouvez seul apprécier la convenance. — Ah ! quel ennui, quel tracas ! dit Ewen avec abattement ; et puis cette vie de Paris me sera, j’en suis sûr, insupportable. Je n’y connais personne. — Et votre cousin, M. le comte Édouard de Montal, pour qui vous m’avez donné une lettre de recommandation ? — À peine l’ai-je vu deux ou trois fois, il y a quatre ans, à Kemper, où il est venu passer un mois chez le vieux chevalier de Lémoléan. — Il vous accueillera certes toujours aussi bien qu’il m’a accueilli. Il sera pour vous un très-bon introducteur ; il est lancé dans le grand monde, et il paraît, sinon riche, du moins fort à son aise. — Je croyais qu’il ne lui restait plus rien de la fortune de son père. — Vous me l’aviez dit aussi, Ewen ; il faut alors qu’il ait trouvé la pierre philosophale, car il m’a paru logé comme un prince. Il s’est d’ailleurs mis très-cordialement à votre disposition dans le cas où vous viendriez jamais à Paris. — C’est très-obligeant de sa part. — Sans doute ; et pourtant, si je ne vous connaissais pas comme je vous connais, j’aurais préféré vous voir un autre mentor, car, pendant ma visite, il est venu là une espèce de mauvais sujet entre les deux âges, un marquis de Beauregard… oui ; c’est cela (retenez bien ce nom), qui a bien l’air du plus effronté vaurien ! Puis, il faut être juste, son premier étonnement passé (votre cousin ne reçoit pas souvent d’hommes de ma robe), le marquis a été pour moi aussi honnête que possible, ce qui m’a prouvé qu’il était au moins bien élevé. D’ailleurs, comme vous le pensez, je n’ai pas prolongé longtemps ma visite. Pourtant elle a été encore assez longue pour que je visse entrer en trottinant, en sautillant, une demoiselle que votre cousin a appelée Julie. — Quelle est cette femme ? — D’après ce que j’ai lu dans le journal, cette demoiselle est une des plus fameuses comédiennes de ce temps-ci. Vous comprenez, mon ami, qu’à l’aspect d’un tel oiseau de passage, l’abbé de Kérouëllan n’est pas resté longtemps chez votre cousin. Quant à vous, mon cher Ewen, au risque de rencontrer cet effronté marquis de Beauregard et cette demoiselle Julie, vous ferez toujours bien d’aller voir M. le comte de Montal ; ces jeunes gens-là sont lancés partout, ils connaissent tout le monde, et il pourra peut-être vous donner des avis utiles sur la manière de vous tirer d’affaire avec ce M. Dunoyer, et pour le présent, et pour l’avenir ; avis que je ne pouvais lui demander, moi, sans vous avoir consulté. Allez donc à Paris, mon garçon, partez le plus tôt possible, et pour vos intérêts d’argent, et pour le salut de votre esprit. Une fois dans la grande ville, vous secouerez malgré vous la mélancolie qui vous ronge, et au bout de quelques mois vous me reviendrez bien calme, bien tranquille, tout prêt à prendre une femme de ma main. — Vous avez peut-être raison, reprit Ewen ; mon imagination malade s’est exagéré jusqu’au surnaturel quelques événements bizarres. Les distractions de Paris, le changement de lieu, la surveillance de mes intérêts, dissiperont cette sotte et malheureuse mélancolie. Oui, mon vieil ami, je l’espère, bien guéri de ma tristesse, je reviendrai vous demander en mariage l’une de vos protégées. — Viens, mon garçon ! s’écria l’abbé ; viens dans mes bras ; il y a bien longtemps que mon cœur n’a ainsi battu de joie. Pars demain, je te dirais pars à l’instant, si cela était possible. Ton notaire de Kemper m’a dit avoir à toi une vingtaine de mille francs d’épargnes ; c’est le double de ce qu’il faut pour tes dépenses de Paris. Pendant quelques mois que tu y seras, ce ne sera pas de l’argent mal placé, si, comme je l’espère, tu peux faire rendre gorge à ce M. Dunoyer, qui, malgré sa richesse, ne m’inspire pas beaucoup de confiance. Quant à ce portrait énigmatique, dit le curé en prenant le tableau, cette fois du moins il sera bien brûlé ; je vais profiter de cette braise de chêne pour nous en débarrasser. — Non, non, mon ami, dit Ewen, n’en faites rien ; je veux au contraire conserver ce tableau. Plus tard, en le regardant, je sourirai de ma faiblesse. — Hum ! hum ! j’aimerais mieux en finir une bonne fois avec cette méchante peinture, dit l’abbé en se dessaisissant avec peine du tableau. — Prenez

  1. La Demande, chant national qui précède la noce.