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humaine se refuse à l’expliquer, et… quand… je… Ciel… Ah ! mon Dieu !… mais… que vois-je ? s’écria tout à coup l’abbé de Kérouëllan en interrompant sa mercuriale pour contempler avec stupeur le portrait à demi effacé qu’Ewen avait posé auprès de lui, sur une chaise, pour le mieux regarder. Jésus, mon Dieu ! répéta l’abbé, comment ce portrait se retrouve-t-il ici ? Est-ce bien possible ? — Que voulez-vous dire ? demanda Ewen, le cœur palpitant d’émotion.

Sans lui répondre, le recteur se saisit vivement du tableau et l’exposa au grand jour de la fenêtre. Ewen suivit tous les mouvements du prêtre avec une anxiété croissante, impatient d’éclaircir ce nouveau mystère.

— Oui, oui, c’est pourtant bien lui, disait le recteur en regardant le portrait avec une scrupuleuse attention. Est-ce donc un rêve ? ma vue ne m’abuse-t-elle pas ?… Non… elle ne m’abuse pas… C’est lui… voici ces mots à peine lisibles écrits en rouge dans ce coin, près du cadre… Novembre… Oui, c’est bien cela… En vérité, je reste confondu… c’est incompréhensible ! ma raison se refuse à croire ce que je vois, et pourtant ce que je vois existe. Eh ! voilà, sur ma parole, un mystère qui m’épouvante ! ajouta l’abbé en rejetant ce tableau sur la chaise avec un geste d’effroi.

Il y avait un contraste et un rapprochement bizarres entre les premières et les dernières paroles de l’abbé ; il venait de s’indigner contre les gens assez sottement épris du merveilleux pour croire aux choses impossibles, surnaturelles, et il s’écriait à propos du portrait : — C’est incompréhensible, ma raison se refuse à croire ce que je vois ; et pourtant ce que je vois existe… Voilà un mystère qui m’épouvante.

On juge de l’effet que produisit sur l’esprit d’Ewen cette bizarre contradiction entre les paroles et les impressions d’un homme aussi ferme, aussi sensé, aussi respectable que l’abbé de Kérouëllan.

— Encore une fois, comment ce tableau se trouve-t-il ici, dans votre chambre, Ewen ? dit le recteur. — Je ne le sais pas, l’abbé ; j’attendais votre retour pour vous demander quel était ce portrait. Mais, à votre tour, dites-moi la cause de votre étonnement en le voyant ici. — Mon étonnement est bien naturel, mon enfant. Il y a six ans, moi et votre père nous avons brûlé ce portrait que voilà… dans la cheminée que voici. — Vous avez vu brûler ce portrait un an avant la mort de mon père ? — Je l’ai vu, de mes yeux vu brûler, un an avant la mort de votre père. — Mais, l’abbé, c’est impossible. — Je ne dis pas non, mais je vous répète que je l’ai vu brûler. — Depuis la mort de mon père, vingt fois vous êtes venu dans ma chambre, et ce portrait était là entre les deux fenêtres. — Je ne l’ai pas remarqué, sans quoi mon étonnement eût été alors aussi grand qu’à cette époque. — Mais pourquoi avait-on brûlé ce portrait ? Où était-il ? Comment n’ai-je pas su cette circonstance ? — Parce qu’il n’y avait aucune raison pour vous en instruire ; vous étiez alors, je crois, à chasser dans les environs de Lesneven. — Mais pourquoi a-t-on brûlé ce portrait ? — Votre père m’avait prié de l’aider à rechercher quelques titres relatifs à la créance qu’il avait sur ce banquier juif, M. Achille Dunoyer. — M. Achille Dunoyer, ce banquier chez qui mes fonds sont placés, et que vous avez dû voir à Paris avant de revenir ici ? — Lui-même ; mais je ne l’ai pas vu : je vous dirai cela tout à l’heure. Terminons l’histoire de ce diable de portrait. En cherchant ces papiers, que votre père croyait égarés, nous dérangeâmes une grande armoire, derrière laquelle avait sans doute glissé depuis bien des années ce tableau à demi effacé. En le voyant, votre père pâlit et s’écria : Le voilà donc, ce portrait que j’ai tant cherché après la mort de mon père, afin d’anéantir cette odieuse figure, qui me rappelle de si funestes souvenirs ! Voyez, l’abbé, me dit votre père, il doit y avoir une date, date fatale, toujours fatale à notre famille, écrite dans quelque coin. Nous cherchâmes, et nous trouvâmes, en effet, ces mots : Novembre mil sept… Le reste avait disparu. — Le mot novembre est encore lisible, dit Ewen en examinant attentivement le tableau ; mais l’humidité a effacé les chiffres… Et la femme que représente ce portrait, qui est-elle ? — Je ne le sais pas ; seulement votre père s’écria en montrant le poing au portrait : Tu as été assez longtemps le mauvais génie de ma famille ! Tu as, grâce au ciel, disparu de la terre ! Qu’il ne reste pas même de trace de ton image infernale ! En disant ces mots, votre père arracha la toile de ce panneau de bois où elle était appliquée ; et, comme il n’y avait pas de feu dans la chambre de la tour où nous étions, il vint ici ; il y avait un bon brasier, et devant moi il y brûla ce portrait. Voici ce que je vous atteste sur ma parole et ma foi de prêtre. — Eh bien ! l’abbé, dit Ewen d’une voix sombre, tout à l’heure vous m’accusiez d’être enclin à croire aux choses surnaturelles !

Le bon recteur s’aperçut trop tard de la faute qu’il avait commise en donnant ce nouvel et dangereux aliment aux élucubrations de son ancien disciple.

— Que le diable vous emporte ! s’écria-t-il malgré lui. Puis il ajouta son correctif habituel : Aurais-je dit quand j’étais soldat. Voilà donc la morale que vous tirez de ce que je vous raconte ! Joli métier que vous faites là, de vous mettre en sournois à l’affût des mots qui paraissent concorder avec vos rêveries ! — Mais enfin, l’abbé, comment se fait-il que vous revoyiez, que vous touchiez un objet que vous avez vu brûler sous vos yeux ? — Eh bien ! qu’est-ce que cela prouve ? — Comment ! l’abbé, qu’est-ce que cela prouve ? — Sans doute ; il ne s’agit que de raisonner comme des gens sensés pour tirer ceci à clair. Suivez-moi bien. En admettant qu’il y ait là momentanément quelque chose d’inexplicable, est-ce une raison pour croire au surnaturel ? La preuve que rien n’est plus simple, c’est que présentement c’est inexplicable ; suivez-moi toujours bien… or, les choses inexplicables sont impossibles ; or, une chose impossible ne peut pas être. Ce qui vous prouve évidemment… que… enfin… qu’il n’y a rien que de parfaitement naturel là-dedans.

La logique de ce raisonnement ne parut pas péremptoire au jeune baron, il répondit en secouant mélancoliquement la tête : — Et cette date si fatale à notre maison ? Ce mois noir, qui a vu mourir mon père, mon grand-père ; ce mois noir qui se trouve inscrit sur le portrait de cette femme mystérieuse, dont l’influence a été si funeste à notre famille, vous l’avez dit ? — À l’autre, maintenant ! C’est au tour du mois noir, à cette heure ! Que Lucifer me brûle (aurais-je dit quand j’étais soldat), s’il ne devient pas aussi oison que Lès-en-Goch ! Eh bien ! quoi, le mois noir, le mois noir ? N’est-ce pas en novembre que les feuilles tombent, que les plantes meurent ? Pourquoi n’en serait-il pas de même des hommes ? — Mais pourquoi deux de mes ancêtres sont-ils morts dans ce triste mois, l’abbé ? — Est-ce que je le sais, moi ? croyez-vous d’ailleurs que la maison de Ker-Ellio ait le privilège de mourir dans le mois de novembre ? Tenez, vous êtes fou à lier. Évertuez-vous donc, après cela, à faire des éducations raisonnables ! s’écria le malheureux recteur en marchant à grands pas. Si je lui avais mis des babioles dans la tête, si je lui avais fait lire des romans, des poëmes, je concevrais cela ; mais non, je ne lui montre que ce que je sais, ce qui n’est pas grand’chose, à lire, à écrire et à parler sa langue à peu près correctement, les quatre règles pour tenir ses comptes de fermiers, ce qu’il faut connaître d’histoire et de géographie pour savoir que Louis XIII n’est pas fils de Louis XII, et que Pékin est en Chine. Je ne lui apprends pas un mot de latin, vu que j’en sais tout juste ce qu’il m’en faut pour dire ma messe. Il sort de mes mains joyeux et loyal, charitable et courageux, sain et robuste, trapu et barbu ; il a l’air d’un métayer plutôt que d’un monsieur. Il s’en va bravement chouanner pendant quinze mois… Qui diable (aurais-je dit quand j’étais soldat) se fût imaginé que ce rude fils de nos grèves finirait par être un rêvasseur, un songe-creux, aussi superstitieux que les plus grossiers paysans du Léonais ? Allons donc, Ewen, mon ami, pas de ces sottises-là ! Parce que novembre s’appelle le mois noir, est-il pour cela plus mauvais que les autres mois ? Venez donc ce soir visiter nos bonnes gens, vos métayers ; vous les trouverez rassemblés dans leur étable, contents, joyeux, et chantant à la veillée Milinerez Pontaro[1] et Mellezourou arc Hant[2]. Et pourtant, mon enfant, si novembre doit être noir pour quelqu’un, n’est-ce pas pour ces pauvres gens, dont le foyer est sombre, faute d’une bonne flambée ? Eh bien ! ils se contentent de la douce chaleur de l’étable, et savent encore égayer leur veillée. Allons donc, Ewen, c’est offenser le bon Dieu et les vrais malheureux que de se créer des chagrins imaginaires. Comment osez-vous vous plaindre, vous, lorsque tant d’infortunés, qui souvent ont froid et faim, pour eux et pour leurs enfants, remercient le Seigneur chaque soir, et s’éveillent le cœur allègre, pourvu que le travail, si dur qu’il soit, ne manque pas à leurs bras ?

Le simple langage du bon recteur fit une bonne impression sur Ewen ; il tendit la main à l’abbé de Kerouëllan, et lui dit : — Pardon, mon ami ; vous avez raison, ma tête s’est affaiblie ; souvent je ne me reconnais plus. Tenez, voyez-vous, la pensée, oui, la pensée me tue. — La pensée vous tue, mon pauvre ami ? Hélas ! il faut toujours en revenir à la vieille Genèse pour se retremper le cœur et l’esprit par ses sages paraboles, comme on revient au lait pur et salutaire pour se refaire l’estomac. La pensée vous tue ? eh ! mon Dieu, c’est tout simple, c’est encore l’histoire de l’arbre du bien et du mal : vous avez fouillé ses racines comme un blaireau qui fait son trou, et vous n’avez trouvé qu’amertume. Au lieu d’agir en bon chrétien, en bon maître, de tendre aux fins pour lesquelles Dieu vous a fait, vous allez vous imaginer de rêvasser, de sophistiquer à creux ? Quelle mouche vous a piqué ? — Et le sais-je ? pouvais-je prévoir que mes pensées, d’abord paisibles et riantes, déborderaient en flots noirs et amers ! Rien de plus limpide, de plus calme, que la source de l’Hellé, et cette rivière finit par se mêler en bondissant aux vagues de l’Océan. D’abord la solitude m’a plu, je m’y suis isolé avec délices ; à mesure que j’en appréciais davantage le charme, je regrettais de ne pouvoir partager cette vie enchanteresse avec une épouse bien-aimée. — Belle découverte que vous avez faite là ! Ne vous ai-je pas conseillé cent fois de vous marier ? Mon Dieu, rien n’était plus facile, les occasions ne vous ont pas manqué, pourtant ! — Sans doute, mais à force de songer à l’idéal que je me suis créé, j’ai fini par y croire, alors la seule réalité que je pouvais rencontrer m’a semblé méprisable. — Bon Dieu ! mon malheureux Ewen, où as-tu appris toutes ces sottes choses ? Qui t’a troublé la cervelle à ce point ? Des idéalités, des idéalités ! Eh, morbleu ! prends-moi donc une brave Bretonne bretonnante, une Yvonne de Kergalec, par exemple, ou bien une Marie-Jeanne de Tremadek ; tu les connais, celles-là ; tu les as vues au pardon de Falgoat ? On vous a dix-huit ans, une bonne santé, de bonnes grosses joues, de bons quartiers de terre, de bons bois de chênes ; c’est franc comme l’or, doux comme un bon fruit ; ça te fera de beaux enfants, qui pousseront drus comme des genêts sauvages, et qui changeront tous tes mois en mois de mai. Voyons, veux-tu qu’après déjeuner je donne un coup de galop sur le manoir de Kergalec, ou jusqu’à Tremadek ? Je fais ta demande, on

  1. La Meunière de Pontaro.
  2. Les Miroirs d’argent.