Page:Sue - Atar-Gull et autres récits, 1850.djvu/265

Cette page a été validée par deux contributeurs.

preté de ses traits. Ewen, pour ses excursions maritimes, portait le costume des marins bretons ; de larges braies de toile à voile et une casaque de grosse étoffe de laine à capuchon, tels étaient ses vêtements lorsqu’il parut dans la cuisine du manoir. Malgré la pluie qui tombait à torrents, il n’avait pas relevé le capuchon de sa casaque ; sa tête était nue, sa figure pâle ; ses cheveux noirs se collaient sur ses tempes ; l’eau ruisselait de ses habits. En entrant, il ferma vivement la porte et poussa le verrou, comme s’il eût été poursuivi. L’entrée du maître de Treff-Hartlog fut si brusque, il paraissait si effrayé, que Lès-en-Goch sauta sur son fusil.

— Maître Ewen, qu’y a-t-il ? dit le vieux Breton en s’approchant d’Ewen. — Sainte Mère de Dieu ! courez-vous quelque danger ? s’écria Ann-Jann.

À ces mots, Ewen parut sortir de son égarement. Il regarda autour de lui avec étonnement, passa la main sur son front ; honteux sans doute d’avoir témoigné une frayeur puérile, il essaya de sourire et dit à Lès-en-Goch : — Devine qui je veux empêcher d’entrer ici ?

Le Breton le regarda d’un air étonné ; Ewen tâcha de sourire, et ajouta en tirant le verrou qu’il avait poussé. — Le moine rouge[1] me poursuivait.

Malgré cette plaisanterie, le regard d’Ewen était toujours sinistre.

— Et il vous a donc atteint ? s’écria le Breton, car votre braie est tachée de sang. — Sainte Notre-Dame ! vous êtes blessé, mon enfant, s’écria Ann-Jann en voulant se précipiter dans les bras de son jeune maître.

Celui-ci, pour la première fois de sa vie, repoussa presque durement sa nourrice : sans lui répondre, il alla s’asseoir près du foyer.

— Lès-en-Goch, il est blessé ! dit Ann-Jann d’une voix basse et tremblante.

Le vieux chouan ne répondit rien, examina pendant quelques moments avec beaucoup d’attention les marques de sang détrempées d’eau qui tachaient le bas des braies de son jeune maître, et dit à sa femme :

— Cela n’est pas son sang ; il marche trop ferme pour être blessé à la jambe. — Béni soit Dieu si ce n’est pas de son sang, dit Ann-Jann à voix basse et en se signant.

Les vêtements d’Ewen étaient tellement imbibés d’eau, que par instants il frissonnait de froid.

— Ne voulez-vous pas changer d’habits ? lui dit doucement la nourrice.

Ewen ne parut pas l’entendre. Ann-Jann se rapprocha de lui et réitéra aussi vainement la même question. Mettant alors légèrement la main sur l’épaule d’Ewen, elle lui dit :

— Vous ne pouvez rester plus longtemps avec ces vêtements trempés d’eau de mer et de pluie.

Après quelques moments d’un sombre silence, Ewen sortit de sa rêverie ; il dit, comme s’il eût voulu se rassurer par ses propres paroles :

— Bah ! si novembre s’appelle le mois noir, mai s’appelle le mois fleuri. Il faut que j’aie la tête aussi faible qu’une linotte pour avoir de telles craintes ! N’ai-je pas échappé au plus grand danger que j’aie jamais couru ! Si Mor-Nader est fou, ce n’est pas une raison pour qu’il soit sorcier. Allons, Ann-Jann, fais-moi souper, dit Ewen en reprenant peu à peu son sang-froid et sa physionomie habituelle. Tu m’apprêteras ensuite une écuelle de vin chaud, dont toi et Lès-en-Goch vous prendrez votre part. — Et que nous boirons à votre santé et à votre bienheureux retour, maître Ewen, dit le Breton. Mais aussi, se mettre en mer par un temps pareil, c’est tenter le Seigneur. — En mer avec Mor-Nader encore, sainte Vierge ! c’est doubler les périls, dit Ann-Jann à demi-voix en s’occupant activement des préparatifs du souper.

Le nom du pilote causa une impression pénible à Ewen, sa figure s’assombrit de nouveau pendant quelques minutes ; puis, faisant un effort sur lui-même, il reprit avec gaieté :

— Au contraire, nourrice, il vaut mieux être en mer avec ce vieux sorcier, qui est marié, dit-il, avec la tempête ; mais, par saint Guehenoc ! dame tempête a aujourd’hui rudement secoué son mari, et l’a battu jusqu’au sang. — Jusqu’au sang, maître Ewen ! — Vois-tu ces traces rouges à mes braies ? — Oui, maître. — Eh bien, Lès-en-Goch, pendant un grain nous avons voulu amener la grande voile, qui était pourtant au bas ris ; une vague énorme a couché l’embarcation presque sur le flanc, Mor-Nader a trébuché sur un des taquets du plat-bord, et, et… en tombant, il s’est ouvert le front. Heureusement il a perdu plus de sang qu’il ne s’est fait de mal.

Quoique Ewen eût voulu donner cette explication avec assurance, il avait tellement peu l’habitude du mensonge, qu’il ne put s’empêcher de balbutier.

— Et vous étiez seul avec Mor-Nader dans sa barque, maître Ewen ? — Avions-nous donc besoin d’aide ? depuis quand moi et Mor-Nader ne sommes-nous plus capables de manœuvrer une pareille coque de noix ? — Et Mor-Nader est retourné à l’île de Sein par un temps pareil, maître Ewen ? — Non, non, dit Ewen avec embarras ; nous avons abordé à l’anse Kerer ; Mor-Nader aura sans doute demandé à coucher à Legal le pêcheur. — Vous êtes bien sûr, maître Ewen, qu’il passera la nuit chez Legal ? — Eh ! mon Dieu, je n’en suis pas absolument certain ; mais je le suppose, répondit Ewen impatiemment. Puis il ajouta : Allons, mon vieux compagnon, viens m’aider à retirer ces vêtements qui pèsent cent livres, et que le moine rouge a touchés, comme tu le dis.

Lès-en-Goch était trop discret, trop respectueux pour demander à son maître la cause de la terreur que celui-ci avait manifestée en entrant si précipitamment dans Treff-Hartlog. Après souper Ewen regagna sa chambre ; les deux serviteurs restèrent seuls dans la cuisine. Lès-en-Goch, très-absorbé, fumait silencieusement sa pipe. — Ann-Jann, sachant combien il était inutile de parler à son mari lorsqu’il était enseveli dans ses réflexions, s’assit tristement dans un coin de la cheminée ; un secret pressentiment lui disait que son mab-meïbrin avait couru d’autres dangers que ceux de la tempête.

Tout à coup Lès-en-Goch éteignit sa pipe, la mit dans sa poche, se leva, prit le fusil qu’il avait déposé auprès de la cheminée, en visita la batterie, et se dirigea lentement vers la porte. Au moment de sortir, il hésita, s’arrêta ; puis, après quelques moments de réflexion, il revint sur ses pas, remit le fusil à sa place, et retomba dans une profonde rêverie. Ann-Jann avait suivi les mouvements de son mari d’un regard inquiet et alarmé. Elle devina la pensée qu’il avait eue :

— Lès-en-Goch, vous vouliez aller chez le pêcheur Legal… pour y chercher… Mor-Nader ? N’en faites rien, je vous en supplie. S’il a tenté quelque chose contre notre maître, le Seigneur le punira.

Le Breton ne parut pas étonné d’avoir été pénétré par sa femme ; il répondit :

— Quelquefois l’homme est l’instrument du Seigneur. — Lès-en-Goch ! s’écria Ann-Jann avec effroi, vous ne tueriez pas Mor-Nader, si coupable qu’il soit, non ! — Je ne sais pas, dit le Breton.

Ann-Jann alla écouter à la porte d’Ewen pour tâcher de savoir s’il dormait, elle n’entendit aucun bruit ; lorsqu’elle redescendit, trouvant son mari en prières, elle se joignit à lui. Bientôt le plus profond silence régna dans le manoir de Treff-Hartlog.


CHAPITRE IV.

Ewen de Ker-Ellio.


Nous interromprons un moment le récit des événements pour donner une analyse détaillée du caractère bizarre du jeune maître de Treff-Hartlog. Nous dirons plus tard comment il fut presque miraculeusement arraché aux périls que lui avait fait courir le délire féroce de Mor-Nader.

Ewen, fils unique du baron de Ker-Ellio, avait perdu sa mère au berceau. Ann-Jann, chargée d’élever notre héros, remplit cette tâche avec autant de dévouement que de tendresse. Lorsqu’il s’agit de l’éducation d’Ewen, le baron manda au château l’abbé de Kérouëllan, ancien lieutenant de dragons, qui avait abandonné l’épée pour les ordres, et était devenu curé (ou recteur, comme on dit en Bretagne) de la paroisse de Saint-Michel, petit bourg voisin de Treff-Hartlog. L’abbé n’était pas savant, mais il réunissait à un sens droit, à un esprit ferme, de rares et solides qualités. Il apprit à son élève à parler et à écrire à peu près correctement, et ce qu’il fallait d’arithmétique pour tenir un compte de fermage.

Si l’éducation scientifique d’Ewen fut très-négligée, son éducation morale et physique fut merveilleusement bien dirigée par l’abbé ; développant dans cet enfant la force du corps et l’énergie du caractère, il en fit un homme loyal et généreux, robuste et hardi. D’une piété sincère, d’un royalisme pour ainsi dire instinctif, les principes religieux et politiques d’Ewen étaient ceux de tout gentilhomme breton : ils se résumaient par ces deux mots : Dieu et le roi.

Le vieux baron mourut en recommandant à son fils d’être fidèle à son Église et à son souverain, de se montrer juste et bon pour ses tenanciers, et de n’aller jamais habiter Paris, où l’on ne pouvait que perdre son âme et dissiper son patrimoine.

Ewen obéit scrupuleusement aux dernières volontés de son père. La révolution de 1830 arriva. La guerre civile éclata dans l’Ouest ; le maître de Treff-Hartlog crut de son devoir d’imiter la conduite de son père, ancien chef de bandes : il alla soutenir la cause de son souverain légitime à la tête d’une quarantaine d’hommes, tous nés sur son domaine. Ils partirent en chantant cette vieille chanson des chouans, d’une poésie si naïve et si énergique :


Er re goch huy er mère hed noger er ported, etc.

Les vieillards et les jeunes filles, et les petits enfants, et tous ceux qui sont incapables d’aller se battre, ceux-là diront en allant se coucher un Ave et un Pater pour les chouans.


Tant que dura l’insurrection, Ewen combattit intrépidement à la tête de sa petite bande entretenue à ses frais. À la fin de la guerre, il fut poursuivi, condamné à mort par contumace, et obligé de se cacher dans les bois avec son fidèle Lès-en-Goch. Après quatre mois de cette vie er-

  1. Spectre traditionnel.