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Et pourtant chaque jour l’oubli, cette vague sombre et froide, monte, monte… et engloutit dans le noir abîme du passé les souvenirs décolorés par le temps.

Ma mère !… mon père !… Hélène !… Marguerite !… Catherine !… vous à qui j’ai dû tant de peines et tant de félicités ! L’espace ou la tombe nous séparent ; à peine ai-je maintenant une pensée pour vous !

Et sans doute il en sera de même, hélas ! des sentiments, des impressions qui à cette heure occupent mon esprit.

Et pourtant, à cette heure, je ne puis m’empêcher de croire à leur longue durée.

Ah ! mon père… mon père !… vous me disiez une bien terrible, une bien menaçante vérité, en m’affirmant que « l’oubli était la seule réalité de la vie ! »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je vais donc rouvrir ce journal que je croyais à tout jamais fermé.

Je croyais aussi mon cœur à tout jamais fermé aux impressions tendres et heureuses.

Puisque j’éprouve encore… écrivons encore.

Il y a environ trois mois qu’un matin je suis sorti par une triste journée d’automne ; il tombait un brouillard épais et froid. Je pris par la ceinture de la forêt, et je m’en allai rêveur, suivi d’un vieux poney noir, le vénérable Blak, qu’autrefois ma cousine Hélène avait souvent monté.

En me promenant la tête machinalement baissée, je revis fraîchement la voie d’un grand sanglier.

Voulant chercher quelque distraction dans les exercices violents, j’avais fait venir de Londres une trentaine de fox-hounds[1], et j’avais monté un assez bon équipage, à la grande joie du vieux Lefort, un ancien piqueur de mon père, que j’avais conservé comme garde général.

En suivant par curiosité la voie du sanglier dont on n’avait pas encore eu connaissance dans la forêt, je quittai la ceinture du bois, je m’enfonçai dans les enceintes, et, après environ trois lieues de marche, j’arrivai à une petite métairie, appelée la ferme des Prés, située sur la lisière de prairies immenses où je perdis les traces du sanglier.

Cette ferme venait d’être récemment affermée à une veuve appelée madame Kerouët. Mon régisseur m’avait dit beaucoup de bien de l’activité de cette femme, qui arrivait des environs de Nantes, la mort de son mari lui ayant fait quitter l’exploitation qu’elle dirigeait avec lui en Bretagne.

Je voulus profiter de l’occasion, qui me conduisait près de la métairie, pour voir ma nouvelle fermière.

La ferme des Prés était dans une situation très-pittoresque. Son bâtiment principal, entouré d’une vaste cour, s’adossait aux confins de la forêt. Cette habitation, jadis consacrée aux rendez-vous de chasse, était bâtie en manière de petit château, flanquée de deux tourelles. Une porte cintrée, surmontée d’un écusson de pierre sculptée, conduisait au rez-de-chaussée.

Le temps avait donné une couleur grise à ces vieilles murailles bâties avec une antique solidité. Les tuiles de la toiture étaient couvertes de mousse, et des nuées de pigeons fourmillaient sur le cône pointu d’une des tourelles changée en colombier.

Contre l’habitude peu soigneuse de nos fermiers, la cour de cette métairie était d’une extrême propreté : les charrues, les herses, les rouleaux, peints fraîchement d’une belle couleur vert-olive, étaient symétriquement rangés sous un vaste hangar, ainsi que les harnais des chevaux de trait, ou les jougs des bœufs de labour.

Un treillage, épais, coupant la cour dans toute sa longueur, la séparait en deux parties, dont l’une était abandonnée aux volatiles de toute espèce, tandis que l’autre, bien sablée d’un sable jaune comme de l’ocre, conduisait à la porte cintrée du petit manoir, de chaque côté de laquelle s’élevait un modeste massif de roses trémières et de soleils.

J’examinais avec plaisir l’intérieur de cette ferme, lorsque j’entendis, avec une incroyable surprise, les harmonieux préludes d’une voix douce et perlée.

Ces sons paraissaient sortir d’une petite fenêtre haute et étroite, située vers le milieu d’une des tourelles et extérieurement garnie d’un épais rideau de volubilis et de capucines.

Au prélude succéda un silence, et bientôt la voix chanta la romance du Saule de l’Otello de Rossini.

Cette voix, d’une remarquable étendue, révélait une excellente méthode. Son expression était pleine de charme et de mélancolie.

Ma surprise fut extrême ; le chant avait cessé, et pourtant j’écoutais encore, lorsque je vis paraître sur le seuil de la petite porte cintrée une femme de cinquante ans environ, vêtue d’une robe noire et d’un bavolet blanc comme la neige.

Lorsque cette femme m’aperçut, elle me regarda d’un air à la fois inquiet et interrogatif.

Elle était d’une taille moyenne, robuste, brune et hâlée ; sa physionomie avait une expression de franchise et de douceur remarquable.

— Qu’y a-t-il pour votre service, monsieur ? me demanda-t-elle avec une demi-révérence qu’elle crut devoir à mon pauvre vieux poney et à mon costume de gentleman-farmer[2], comme disent les Anglais.

— Il commence à pleuvoir, madame ; voulez-vous me permettre de rester ici un moment à l’abri, et me dire si je suis bien loin du village de Blémur ?

Cette interrogation n’était qu’un prétexte pour gagner du temps et tâcher d’apercevoir la Desdemona.

— Le village de Blémur, sainte Vierge ! mais vous n’y arriverez pas avant la nuit noire, monsieur, quoique vous ayez là un fameux petit cheval, dit la fermière en regardant Blak d’un œil de connaisseuse.

— Ne faut-il pas suivre la route royale de la forêt pour aller à Blémur ?

— Tout droit, monsieur ; d’un bout elle va à Blémur, de l’autre au château de Cerval, et elle a trois bonnes lieues de longueur, à ce qu’on dit du moins, car je ne suis pas très-ancienne dans le pays.

— Vous me permettez donc, madame, de rester sous ce hangar jusqu’à ce que l’averse soit passée ?

— Mieux que cela, monsieur ; entrez chez nous, vous y serez mieux.

— J’accepte, madame, quoiqu’à voir ce hangar si parfaitement bien arrangé, on puisse se croire dans un salon.

Ce compliment sembla fort du goût de madame Kerouët, qui me dit en se rengorgeant :

— Ah dame, monsieur, c’est que dans notre Bretagne voilà comme sont toujours tenues les métairies.

Tout en causant avec la fermière, je n’avais pas perdu de vue la petite fenêtre de la tourelle ; plusieurs fois même je crus voir une main blanche écarter discrètement quelques brins du rideau de verdure qui voilait la croisée.

Madame Kerouët me précéda dans la ferme. J’attachai Blak, et je suivis la bonne dame dans l’intérieur de la maison.

À gauche de la porte était une vaste cuisine ornée de tous ses accessoires de cuivre et d’étain, que deux robustes paysannes étaient occupées à fourbir, et qui brillaient comme de l’or et comme de l’argent.

À droite on entrait dans une grande chambre à deux lits à colonnes torses, garnis de leurs draperies de serge verte festonnée de rouge ; ces deux lits étaient séparés par une haute cheminée où flambait un bon feu de pommes de pin, et sur laquelle on voyait, pour tout ornement, une petite glace dans sa vieille bordure de laque rouge, et deux groupes de figures en cire sous verre : un saint Jean avec son mouton, et une sainte Geneviève, je crois, avec sa biche.

Entre deux croisées à petits carreaux était accrochée au mur une antique pendule dite coucou. De sa boîte grise peinte de fleurs roses et bleues pendaient deux plombs attachés à des cordes de grandeur inégale. Enfin un rouet, un grand fauteuil de tapisserie réservé sans doute à la fermière, une chaise pour la Desdemona, deux escabeaux pour les paysannes, un dressoir chargé de faïence, et une table ronde de bois de noyer, bien cirée, complétaient l’ameublement de cette pièce, qui servait à la fois de salon, de salle à manger et de chambre à coucher.

Depuis le plancher jusqu’aux carreaux des fenêtres, tout étincelait de propreté. Aux solives brunes et apparentes étaient suspendues de longues guirlandes de raisins conservés pour l’hiver, et les murs, blanchis à la chaux, étaient ornés de quelques cadres de bois noir, renfermant une suite de gravures coloriées empruntées à l’histoire de l’Enfant prodigue.

La fermière recevait mes compliments sur la tenue de sa maison avec un certain orgueil, lorsque la porte s’ouvrit, et la jeune fille ou la jeune femme qui chantait si bien parut.

Lorsqu’elle me vit, elle rougit beaucoup, et fit un mouvement pour se retirer.

— Mais reste donc, Marie, lui dit madame Kerouët avec affection.

Je ne pus voir cette figure d’une beauté enchanteresse sans me rappeler le divin caractère des Vierges de Raphaël[3].

Mon admiration fut si significative, mon étonnement de rencontrer tant de perfections au fond d’une ferme fut si grand, et je cachai sans doute si peu ces impressions, que Marie parut très-interdite.

— C’est ma nièce, monsieur, me dit la fermière, qui ne s’aperçut ni de ma surprise ni du trouble de Desdemona. C’est la fille de mon pauvre frère, tué à Waterloo, lieutenant de la vieille garde… Nous avons pu, grâce à la protection de monseigneur l’évêque de Nantes, faire entrer Marie à Saint-Denis, où elle a été élevée comme une demoiselle ; elle est restée là jusqu’à l’époque de son mariage, qui a eu lieu à Nantes il y a bientôt un an, dit madame Kerouët avec un soupir. Puis elle reprit : Mais asseyez-vous donc, monsieur ; et toi, Marie, va donc chercher une bouteille de vin et un morceau de galette chaude.

— Mille grâces, madame, lui dis-je, je ne prendrai rien. Une fois la pluie passée, je me remettrai en route.

Sans doute embarrassée de sa contenance, Marie prit le rouet de sa tante.

— Vous allez peut-être au château de Cerval ? me dit la fermière.

— Non, madame, je vous ai dit que j’allais à Blémur.

— Ah ! oui, à Blémur. Pardon, monsieur ; cela vaut mieux pour vous.

— Comment, madame ? le maître du château de Cerval est-il donc inhospitalier ?

— Je ne sais pas, monsieur ; mais on dit qu’il n’a pas plus envie de voir des figures humaines que les figures humaines n’ont envie de le voir, reprit madame Kerouët.

  1. Chiens de renard.
  2. Gentilhomme fermier.
  3. Voir Arthur (le Cottage).