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dispensable à la parfaite guérison d’Irène, et que, pendant deux ou trois mois encore, il fallait surtout songer à calmer l’imagination de cette enfant, et à ne pas lui donner la moindre secousse ou le moindre chagrin : ces émotions étant d’autant plus dangereuses pour elle qu’elle les concentrait profondément.

L’attraction que j’inspire à Irène, attraction que le docteur Ralph attribue à des affinités magnétiques et mystérieuses, dont il cite mille exemples, soit chez les hommes, soit chez les animaux, mais qu’il avoue ne pouvoir expliquer ; cette attraction, dis-je, me met dans une position singulière.

L’action de ma présence ou de mon absence sur cette enfant est un fait acquis, irrécusable. Depuis près d’une année Irène a eu trois ou quatre crises légères, graves, ou presque mortelles, qui n’ont pas eu d’autres causes que son chagrin de ne plus me voir, et surtout de ne plus me voir auprès de sa mère… car sa gouvernante m’a dit depuis que même nos entrevues des Tuileries n’avaient pas complètement satisfait Irène, qui regrettait toujours le temps de son séjour à bord de la frégate.

Ma présence est donc pour ainsi dire le lien qui attache Irène à la vie.

Sans mon amour, sans ma passion pour Catherine, sans l’intérêt profond que m’inspire son enfant, cette impérieuse obligation de ne jamais quitter Irène me serait pénible et embarrassante.

Mais j’adore sa mère ! Mais si je le compare aux autres sentiments que j’ai éprouvés, celui qu’elle m’inspire est le plus profond de tous, et il faut que, la voyant chaque jour, que, rapproché d’elle par les circonstances les plus saisissantes, les plus mystérieuses, les plus faites pour porter l’amour le plus calme jusqu’à l’exaltation, il faut que je me taise, que Catherine soit pour moi une sœur, une amie !

Ce serait donc au nom de mon dévouement passé, presque au nom de l’influence fatale que j’exerce involontairement sur Irène, que je viendrais parler à Catherine des espérances de mon amour !

Ce rôle serait lâche, serait méprisable.

Et si la malheureuse mère allait croire, mon Dieu ! que j’exige son amour pour prix de ma présence auprès de sa fille !…

Ah ! cette pensée est horrible !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Aussi mon parti est bien pris, irrévocablement pris.

Jamais un mot d’amour ne sortira de ma bouche.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Arthur et Marie.

Au Bocage, 11 mai 18…

Mes bonnes actions me portent malheur… Encore une raison de plus pour garder le silence le plus complet.

Ce matin on a apporté les journaux dans le salon.

Madame de Fersen en ouvrit un et s’est mise à le lire.

Tout à coup je l’ai vue interrompre sa lecture, tressaillir, rougir beaucoup ; puis, avec l’expression d’une surprise muette, elle a abaissé lentement ses mains sur ses genoux en secouant sa tête, comme si elle eût dit : Est-ce bien possible !

Jetant ensuite sur moi un regard voilé de larmes, elle s’est brusquement levée, et est sortie.

Ne sachant à quoi attribuer cette vive émotion, je ramassai le journal, et bientôt les lignes suivantes m’expliquèrent l’étonnement de madame de Fersen.

« On sait que la maison *** et compagnie, du Havre, a fait, il y a un mois, une faillite qui s’élève, dit-on, à plusieurs millions. Le chef de cette maison s’est embarqué secrètement pour les États-Unis. Quelques créanciers, prévenus des bruits alarmants qui couraient sur la solidité de cette maison, avaient retiré à temps une partie de leurs fonds.

« M. Dumont, agent d’affaires de M. le comte Arthur de ***, compromis dans cette faillite pour la somme de cent cinquante mille fr., n’a pas été aussi heureux ; manquant à cette époque de pouvoirs nécessaires, quoiqu’il fût venu au Havre pour parer à ce désastre, il a déposé sa plainte au parquet de M. le procureur du roi, la banqueroute devant être évidemment regardée comme frauduleuse ; mais, en présence de l’actif, qui se monte à peine à quatre-vingt mille livres, les nombreux créanciers de la maison *** doivent considérer leurs fonds comme perdus. »

Madame de Fersen avait su mon départ précipité pour le Havre, puisque son courrier m’avait atteint avant mon arrivée dans cette ville. J’en étais revenu immédiatement ; l’époque de ce retour coïncidait avec la date de la faillite. Il était donc évident pour Catherine que mon empressement à me rendre auprès d’Irène mourante m’avait seul causé cette perte.

Aussi, maintenant, plus que personne, je dois craindre de paraître demander le prix de mon sacrifice.

En parcourant machinalement le journal, au-dessous de la nouvelle que je viens de citer, je lus la note suivante, qui m’intéressait.

La feuille que je lisais était une feuille semi-officielle ; on pouvait la regarder comme bien renseignée.

« On parle de quelques mutations prochaines dans notre corps diplomatique. On cite, parmi les personnes qui pourraient être appelées à un emploi très-éminent dans les affaires étrangères, M. le comte Arthur de ***, qui, très-jeune encore, a tout droit à cette faveur par ses voyages, par ses études et par des travaux consciencieux auxquels il s’est longtemps livré comme chef du cabinet de Son Excellence M. le ministre des affaires étrangères. Ces renseignements, que nous pouvons donner pour certains, prouvent assez que lorsque la distinction de la naissance et les avantages de la fortune accompagnent une capacité éminente et reconnue, on doit tout attendre de l’appui et des encouragements des ministres du roi. »