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timents charitables ; je devins très-tolérant pour la suffisance gourmée, impitoyable, grâce à laquelle la plupart de nos agents diplomatiques en imposent toujours au public sur la valeur et sur la nécessité de leur emploi.

Sans ce prestige ils ne seraient pas.

Or, je l’avoue, si je n’ai jamais eu la fantaisie de me faire le compère ou la dupe d’un jongleur, jamais, lorsque j’ai cru deviner ses tours, je n’ai eu la méchanceté de le dire tout haut, pour priver ce pauvre diable de son auditoire, parce que je n’ai jamais pu supposer comment se pourvoierait à l’avenir un jongleur délaissé. Aussi les parents pauvres qui destinent leurs enfants à la carrière diplomatique devraient-ils, ce me semble, être assez sages, assez prévoyants pour leur faire aussi apprendre quelque bon et solide métier, qui leur serait un jour d’une utile ressource, si des malheurs imprévus les privaient de leur premier état.

Ceci n’est pas un paradoxe brutal : la spécialité essentielle de nos diplomates consistant à dignement représenter la France, c’est-à-dire à avoir aux frais de l’État un assez grand état de maison, à mener une vie somptueuse, mondaine et divertissante, à recevoir ou à écrire des dépêches insignifiantes, il devient difficile de trouver l’emploi de ces belles qualités, lorsqu’on n’exerce plus la profession qui les exigeait.

Ma nouvelle position auprès de M. de Serigny, bientôt ébruitée, me donna une singulière autorité dans le monde. On savait que ce n’était pas une place que j’avais cherchée en me livrant aux travaux assez assidus dont je m’occupais, et l’on concluait que mon apprentissage devait nécessairement aboutir aux plus hautes destinées.

Quelques circonstances dues au hasard vinrent augmenter ces exagérations.

C’était à un bal chez madame la duchesse de Berry.

M. de Serigny, souffrant de la goutte, n’avait pu y assister. Lord Stuart, alors ambassadeur d’Angleterre, qui avait vivement sollicité notre gouvernement de faire les plus actives recherches pour découvrir le pirate de Porquerolles, vint me dire qu’on était sur les traces de ce misérable, qu’on espérait l’atteindre, et me demanda quelques nouveaux renseignements sur cette affaire. Il me prit par le bras, et nous causâmes dans l’embrasure d’une fenêtre pendant une demi-heure.

Il n’en fallut pas davantage pour faire croire que j’étais fort avant dans ce qu’on appelle si bénévolement les secrets d’État.

Ce ne fut pas tout : vers les onze heures j’allais sortir du bal, lorsque je me trouvai sur le passage du roi au moment où il se retirait.

J’avais eu l’honneur de lui être présenté ; il s’arrêta devant moi et me dit avec son habituelle et gracieuse affabilité :

— Je lis tous les jours votre rapport… j’en suis très-content ; il m’intéresse beaucoup ; c’est très-substantiel, et, grâce à vous, j’ai ainsi la moisson sans m’être donné la peine de la récolter.

— Le roi me comble, dis-je à Sa Majesté, et son approbation est une faveur qui m’impose de nouveaux devoirs dont je tâcherai de me montrer digne.

Au lieu de quitter le bal, le roi s’assit sur un canapé placé près de lui, et me dit : — Mais racontez-moi donc cette histoire dont vient encore de m’entretenir lord Stuart ; c’est très-extraordinaire ; ça a l’air d’un roman.

Lorsque le roi s’était assis en me parlant, les personnes qui l’accompagnaient s’étaient tenues discrètement à l’écart.

Je racontai donc au roi l’histoire du pirate de Porquerolles ; il m’écouta avec intérêt, me fit plusieurs questions, me remercia très-gracieusement et se retira.

Le roi parti, je fus le centre de tous les regards ; on n’y concevait rien : Sa Majesté s’en allait, elle me rencontre, et voilà qu’elle demeure plus d’un quart d’heure en conversation particulière avec moi…

Décidément je devais être un homme de la dernière importance.

Sachant que rien n’est plus ridicule que de paraître vouloir jouir de son évidence après une scène pareille, j’allais quitter le bal, lorsque je vis venir à moi madame de Fersen, que je n’avais pas rencontrée depuis quelque temps ; elle me parut si changée, si maigrie, que sa vue me fit un mal affreux…

Je la saluai sans l’attendre, et je me retirai, quoique son regard fût suppliant et qu’elle se fût évidemment rapprochée de moi dans l’intention de me parler.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le lendemain je reçus une lettre d’elle.

Elle me priait dans les termes les plus affectueux de venir la voir, s’excusant de son ingratitude, et faisant quelques gracieuses allusions au passé.

Mon premier mouvement fut de me rendre chez Catherine.

Mais je réfléchis bientôt que cette entrevue ne changerait rien sans doute à la destinée de mon amour. D’ailleurs je me souvins de la dureté avec laquelle madame de Fersen m’avait traité, et je mis une sotte dignité à ne pas me rendre à sa première avance.

Je lui écrivis une lettre très-froide et très-polie, dans laquelle je m’excusais de ne pas aller chez elle pour des motifs qu’elle devait comprendre.

Elle ne me répondit pas.

Pensant qu’elle n’avait pas grande envie de me revoir puisqu’elle n’insistait pas, je m’applaudis de ma résolution.

J’appris bientôt que le prince avait reçu de sa cour l’ordre de retourner en Russie ; et, je l’avoue, je fus étonné de voir que sa femme ne l’avait pas suivi.

Quant à madame de V***, je l’avais conjurée, au nom de l’amitié qu’elle prétendait avoir pour moi, de ne pas tourmenter si cruellement M. de Serigny, lui déclarant que je ne voulais plus me prêter à son manège de coquetterie ; qu’elle se compromettait d’ailleurs horriblement, et que tôt ou tard elle se verrait fort mal reçue dans le monde.

Elle me répondit que je parlais comme un quaker, mais que, pour la rareté du fait, elle voulait se mettre à vivre sans l’ombre de coquetterie.

Un mois après cette belle détermination, elle vint me dire avec reconnaissance que cette nouvelle vie lui semblait ennuyeuse à périr, mais que cela faisait un effet prodigieux, et que des paris énormes avaient été ouverts pour savoir si elle persisterait ou non dans sa conversion. Quant au ministre, disait-elle, comme il avait passé de la stupidité d’irritation jalouse à la stupidité d’adoration aveugle, elle n’avait ni gagné ni perdu à ne plus le tourmenter.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Naturellement les bruits qui avaient couru sur madame de V*** et sur moi cessèrent bientôt, et on m’accusa de l’avoir sacrifiée à l’ambition.

Quelquefois je ne pouvais m’empêcher de sourire en voyant l’obséquiosité dont j’étais entouré, car je continuais, pour ainsi dire par désœuvrement, mon travail chez M. de Serigny.

Cernay, que je rencontrais quelquefois, cachait surtout son envie sous les dehors de l’admiration la plus hyperbolique. — Vous êtes un habile homme, me disait-il, il vous faut, et vous aurez tous les genres de succès. Vous voici maintenant homme d’État, vous voici dans l’intimité des ministres et des ambassadeurs. Le roi vous distingue fort ; on compte avec vous ; aussi, mon cher, maintenant vous n’avez plus qu’à vouloir… car vous êtes d’une adresse ! passez-moi le terme… d’une rouerie !  !  !

— Comment cela ?

— Allons, faites donc l’innocent ! À ce bal des Tuileries où vous avez eu tour à tour deux conférences si remarquables et si remarquées, l’une avec lord Stuart, et l’autre avec le roi, qui s’est arrêté à causer si longtemps avec vous au lieu de s’en aller, comme il en avait d’abord manifesté le désir, qu’avez-vous fait, en homme habile que vous êtes ? au lieu d’agir comme tant d’autres qui seraient niaisement restés à se pavaner après de pareilles distinctions, vite vous vous êtes éclipsé. C’était là la rouerie, ou plutôt le génie. Aussi vous avez fait par votre absence un effet prodigieux.

— Le secret de cette disparition est bien simple, mon cher Cernay : j’avais une horrible migraine, et je voulais rentrer chez moi.

— Allons donc ! me dit Cernay avec une naïveté charmante, vous ne me ferez pas croire qu’on a la migraine quand on vient de causer une heure avec le roi.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il y avait quinze jours que j’avais rencontré pour la dernière fois madame de Fersen au bal des Tuileries, lorsqu’un de mes gens d’affaires entra chez moi d’un air consterné.

Il s’agissait de prévenir le désastre d’une banqueroute qui pouvait me faire perdre environ cinquante mille écus, que je croyais placés dans une des meilleures maisons du Havre.

La faillite n’était pas déclarée encore, mais elle menaçait, on la soupçonnait.

Mon homme d’affaires me proposait donc de partir sur-le-champ avec lui, et d’aller retirer mes fonds de cette maison.

La somme était si considérable, que je n’hésitai pas un moment à me rendre au Havre. Une procuration, si étendue qu’elle eût été, n’aurait pas pourvu à toutes les éventualités de cette affaire ; et, dans de telles circonstances, la présence d’un intéressé est souvent d’une très-grande autorité.

J’écrivis un mot à M. de Serigny, en lui disant que de graves motifs m’appelaient au Havre, et je laissai ordre chez moi de m’envoyer mes lettres dans cette ville.

Deux heures après j’étais en route.

Nous allions atteindre le dernier relais qui précède le Havre, lorsque j’entendis le bruit du galop précipité de deux chevaux, le claquement retentissant d’un fouet, et une voix qui ne m’était pas inconnue s’écrier : — Arrête ! arrête !

Mes postillons me regardèrent indécis. Je leur fis signe d’arrêter, et tout à coup je vis arriver à la portière de ma voiture le courrier de madame de Fersen : son cheval, blanc d’écume, était déchiré de coups d’éperons.

Cet homme était si haletant de la rapidité de sa course, qu’il ne put me dire que ces mots en me remettant une lettre :

— Monsieur le comte… c’est de la part de madame la princesse… J’ai gagné quatre heures sur M. le comte, c’est tout ce que j’ai pu faire.

Cette lettre ne contenait que ces mots :

« Ma fille se meurt, se meurt… je n’espère qu’en vous. »

— Vous allez doubler le relais, retourner à la poste, criai-je aux postillons. Et toi, dis-je au courrier, peux-tu courir jusqu’à Paris et me faire préparer mes chevaux ?

— Oui, monsieur le comte.

— Alors à cheval.

Et le brave garçon retourna ventre à terre dans la direction de Paris.

— Mais, monsieur, s’écria mon homme d’affaires en pâlissant, vous ne pouvez pas retourner à Paris ; nous voici arrivés au Havre.