Page:Sue - Atar-Gull et autres récits, 1850.djvu/237

Cette page a été validée par deux contributeurs.

ami ! D’un autre côté, si vos chiens d’Anglais ont échiné l’équipage de mon mystic, j’ai eu l’avantage de crever le ventre au yacht de votre lord sur les brisants de la Wardi ; nous sommes donc quittes. Maintenant, nous nous rencontrons tous les deux à rire comme des bossus à l’Ours et le Pacha, et, au lieu de trouver la rencontre originale, vous vous fâchez ! Savez-vous que c’est joliment bourgeois, ça, mon bon ami !

Je l’avoue, tant d’audace me paralysait. — Mais si je vous faisais arrêter ? lui criai-je en me levant et en lui mettant la main au collet.

Toujours impassible, le pirate me répondit sans essayer de se débarrasser de moi.


Daphné, Noémi et Anathasia.

— Et vous feriez là un joli métier, je m’en vante ! Sans compter que ça vous serait encore facile de faire comprendre et de prouver à un imbécile de commissaire de police de Paris, comme quoi j’ai abordé votre yacht par le travers du cap Spartel, et comme quoi je l’ai fait naufrager sur les roches de la Wardi… au sud quart sud-ouest de la côte sud de l’île de Malte !… Il croirait que vous parlez turc, et il vous prendrait pour un fou, mon bon ami… Or, pour fou, je déclare que vous ne l’êtes pas. Vous êtes même un gaillard qui avez le poignet rude et qui n’avez pas froid aux yeux. Aussi, si ma vie n’appartenait pas pour le quart d’heure à ma fiancée, à mon intéressante fiancée, ajouta-t-il d’un air goguenard et en appuyant sur ce mot, je vous proposerais de reprendre la conversation où nous l’avons laissée lors de l’abordage du yacht ; mais, foi d’homme, ma petite femme m’attend… et j’aime mieux cette conversation-là.

— Allons, allons, messieurs, on va fermer les portes, dit le contrôleur de l’orchestre.

— C’est vrai, nous bavardons là comme des pies. Jeune homme, adieu, au revoir ! me dit le pirate.

Et en deux bonds il disparut.

J’étais tellement confondu qu’il fallut un nouvel avertissement du contrôleur pour me faire sortir de la salle.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Lorsque, rentré chez moi, je songeai à l’étonnement stupide que m’avait causé l’étrange rencontre du pirate de Porquerolles, je m’accusai d’abord de faiblesse, je me reprochai de n’avoir pas fait arrêter ce brigand ; mais, ainsi que celui-ci me l’avait judicieusement fait observer, il m’eût été assez embarrassant de prouver immédiatement ce que j’avançais ; aussi, réfléchissant aux difficultés de l’entreprise, je trouvai ma conduite plus rationnelle que je ne l’avais cru d’abord.

Néanmoins je voulus instruire M. de Serigny de la présence de ce misérable à Paris et de son double crime, qui intéressait spécialement l’Angleterre ; M. de Serigny pouvant seul, comme ministre des affaires étrangères, appuyer et favoriser les démarches que tenterait nécessairement lord Stuart, alors ambassadeur de cette nation, pour rassembler les preuves du délit et obtenir l’extradition du coupable.

Le lendemain j’écrivis donc un mot au ministre pour lui demander quelques moments d’entretien.


CHAPITRE LIII.

L’entrevue.


Je me disposais à sortir pour me rendre au Luxembourg, où j’espérais rencontrer Irène, lorsque je reçus une lettre de madame de Fersen qui me priait de passer chez elle vers deux heures.


La prédiction.

Depuis son arrivée à Paris, je ne l’avais pas vue seule.

À quoi devais-je attribuer le désir qu’elle m’exprimait ? au besoin de me voir ? au secret dépit des bruits qui couraient sur ma liaison prétendue avec madame de V*** ? bruits que Catherine croyait peut-être fondés, depuis qu’au concert de lord P*** elle m’avait surpris en tête à tête avec madame de V***.