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Toute la soirée je m’occupai d’elle avec assiduité ; j’observai la physionomie de madame de Fersen : elle fut impassible.

Le lendemain je craignis, ou plutôt j’espérai qu’Irène ne viendrait pas à son heure accoutumée, ou qu’elle viendrait peut-être sans bouquet ; j’aurais vu dans ce changement une preuve de dépit ou de jalousie de la part de madame de Fersen. Mais Irène et le bouquet de roses parurent comme à l’ordinaire.

Piqué de cette indifférence, voulant m’assurer si elle était réelle et aussi complétement égarer l’opinion du monde, je persistai à rendre les soins les plus évidents à madame de V***.

Celle-ci, enchantée de trouver le moyen de faire damner le ministre et de le tenir toujours en éveil et en émoi, m’encourageait de toutes ses forces.

Elle appelait ce manége de coquetterie cruelle, « jeter du bois dans le feu… »


Le nain noir.

Or, au risque de passer pour une bûche (aurait dit Du Pluvier), j’alimentai si bien la jalousie dévorante du ministre, qu’après huit ou dix jours de cette espèce de cour, moi et madame de V*** nous nous trouvâmes horriblement compromis ; et il fut généralement convenu et prouvé que le règne ou plutôt que l’esclavage du ministre était fini.

Je m’aperçus de la gravité de ces bruits ridicules à l’air affectueux, courtois et familier du ministre, qui était beaucoup trop du monde pour paraître froid ou maussade avec le rival qu’on lui supposait.

Cette découverte m’éclaira sur l’étourderie de ma conduite, qui pouvait non-seulement chagriner beaucoup madame de Fersen si elle m’aimait, mais qui devait encore me faire un tort irréparable dans son esprit. Par instinct, je sentis que j’avais poussé l’épreuve trop loin…

Ce qui aggrava ces craintes fut une circonstance singulière.

Un soir, à un concert chez lord P***, j’étais resté longtemps à causer avec madame de V***. Nous étions dans un petit salon où quelques personnes s’étaient d’abord réunies ; peu à peu elles se retirèrent pour aller prendre le thé, et nous nous trouvâmes seuls madame de V*** et moi.

La cause de ma préoccupation était naturelle ; madame de V*** venait de m’apprendre qu’une lettre de Rome lui annonçait l’arrivée de madame de Pënàfiel dans cette ville…

Pendant cet entretien je jetai par hasard les yeux sur une glace qui reflétait la porte du salon : quel fut mon étonnement d’apercevoir madame de Fersen qui attachait sur moi un regard douloureux !

Je me levai, elle disparut.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

J’attendis le lendemain avec angoisse.

Irène vint, comme à l’ordinaire, avec son bouquet de roses, et me dit que sa mère allait le soir aux Variétés.

Je lui fis répéter deux fois ce renseignement, car le choix de ce théâtre me semblait singulier ; mais, pensant au goût du prince pour les vaudevilles, je me l’expliquai.

J’envoyai prendre une stalle, et j’allai le soir à ce théâtre.


CHAPITRE LII.

L’Ours et le Pacha.


On donnait ce soir-là aux Variétés, entre autres pièces, l’Ours et le Pacha, triomphe de M. de Fersen, qui avait rempli, à Constantinople, le rôle de Schaabaham avec le plus grand succès, et qui brûlait du désir de voir Brunet jouer le même personnage.

Madame de Fersen arriva sur les neuf heures avec son mari et madame la duchesse de ***. Elles se placèrent dans une avant-scène de baignoires aux grilles à demi levées.

Catherine m’aperçut et me fit un salut très-gracieux.

Je la trouvai pâle et changée.

On joua je ne sais plus quelle pièce, et dans l’entr’acte j’allai voir madame de Fersen.

Elle était souffrante. Je la regardais avec intérêt, lorsque le prince me dit : « Soyez notre juge ; vous voyez rarement madame de Fersen, et vous pouvez mieux que personne vous apercevoir de ce changement : ne trouvez-vous pas qu’elle a beaucoup maigri ?

Je répondis que non, que madame de Fersen me paraissait jouir d’une santé parfaite. Le prince me dit que j’étais un infame courtisan, etc.

La toile se leva, je sortis de la loge.

Je revins à ma stalle.

On commença l’Ours et le Pacha.

Cette bouffonnerie ne dérida pas madame de Fersen, mais M. de Fersen applaudit avec frénésie, et j’avoue que je partageai l’hilarité générale.

Un des rieurs les plus bruyants était un homme placé absolument devant moi, et dont je ne voyais que les cheveux épais, gris et crépus.

Je n’avais jamais entendu d’éclats de rire si joyeux et si francs ; ils allaient quelquefois jusqu’à la convulsion. Dans ces cas extrêmes, l’homme se cramponnait à deux mains à la barre qui sépare les stalles de l’orchestre des musiciens, et, fort de ce point d’appui, il s’en donnait à cœur joie.

Rien n’est plus contagieux que le rire ; or, déjà mis fort en gaieté par les lazzis de la pièce, la folle hilarité de cet homme me gagna malgré moi, et bientôt je ne fus plus pour ainsi dire que son écho, car je répondais à chacun de ses éclats immodérés par une explosion de ris non moins désordonnés…

En un mot, je ne m’aperçus pas que madame de Fersen avait quitté la salle avant la fin de la pièce.

La toile baissée, je me levai.

L’homme qui riait si fort en fit autant, se tourna de mon côté en mettant son chapeau, et dit ces mots avec un reste de profonde jubilation : Farceur d’Odry ! va !!!

Stupéfait, je m’appuyai sur le dossier de ma stalle.

Je reconnus le pirate de Porquerolles, le pilote de Malte.

Je restai cloué à ma place, qui se trouvait la dernière au fond de l’orchestre.

La sienne étant en face de la mienne, personne n’avait à passer devant nous, et les spectateurs s’écoulaient lentement.

C’était bien lui !

C’était bien son regard, c’était bien sa figure osseuse et cuivrée, ses sourcils noirs et épais, ses dents aiguës, séparées et pointues, car il souriait de son singulier sourire en me regardant avec audace.

La rampe du théâtre se baissait, l’obscurité envahissait la salle.

— C’est vous ?… m’écriai-je enfin en sortant de ma stupeur, et comme si ma poitrine eût soulevé un poids énorme.

— Eh ! sans doute, c’est moi ! vous me reconnaissez donc ?… Porquerolles et Malte ! voilà le mot d’ordre.

— Misérable !… m’écriai-je.

— Comment, misérable ? reprit-il avec une incroyable effronterie. Nous nous sommes pourtant cognés bon jeu bon argent, j’espère ! Si dans l’abordage je vous ai donné un coup de poignard à l’épaule, vous m’avez répondu par un fameux coup de hache sur la tête, mon bon