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— Je ne vous conteste assurément pas votre connaissance du monde… et surtout de la société parisienne, que je sais des plus brillantes et des plus dangereuses… mais je crois que vous vous exagérez les périls qu’on y peut courir, et surtout l’influence que la médisance aurait sur moi.

— Et pourquoi donc, madame, la médisance n’aurait-elle pas d’influence sur vous ? Que vous suis-je, pour que plus tard vous hésitiez une minute à me sacrifier aux impérieuses exigences de votre réputation ? Mettrez-vous seulement en balance le soin de votre honneur, votre responsabilité de l’avenir de votre fille, avec le plaisir de nos conversations de chaque jour ? Non, sans doute, et vous aurez raison ; car si vous persistiez dans votre projet, car si j’avais la lâcheté de vous y encourager, lorsque la médisance vous aurait atteinte, vous auriez le droit de me dire avec mépris : Vous prétendiez être mon ami ? Vous mentiez, monsieur… Vous avez abusé de mon irréflexion pour m’entraîner dans une intimité dont les apparences peuvent m’être fâcheuses… Allez… je ne vous verrai plus ! Et encore une fois, vous auriez raison, madame. Après tout, savez-vous ce qu’il me faut de courage pour vous dire ce que je vous dis ? pour refuser ce que vous m’offrez ?… Songez donc à ce que vous êtes !… à tout ce que vous êtes !… et dites si la vanité, si l’orgueil d’un moins honnête homme que moi ne seraient pas enivrés de ces bruits auxquels je veux vous soustraire… car enfin, que risqué-je, moi, à me mettre de moitié avec vous pour vous compromettre ? que risqué-je ? D’aider le monde à interpréter, à flétrir avec sa méchanceté ordinaire nos relations, tout innocentes qu’elles sont ? Mais vous me banniriez alors de votre présence, dites-vous ? Qu’importe ! Savez-vous comment le monde traduirait cet exil mérité ? Il dirait que c’est une rupture… S’il était bienveillant pour vous… il dirait que c’est vous qui me quittez pour un autre amant !… S’il vous était hostile, il dirait que c’est moi qui vous quitte pour une autre maîtresse.

— Ah ! monsieur, monsieur !… s’écria madame de Fersen en joignant les mains presque avec effroi… Quel tableau !… Puisse-t-il n’être pas vrai !…

— Il ne l’est que trop, madame ; si le monde était, comme on le suppose, sagace et pénétrant, il serait moins dangereux, car il serait vrai… mais il n’est que bavard, méchant et grossièrement crédule, c’est ce qui le rend si nuisible !… Lui, pénétrant !… Mais il est trop pressé de calomnier pour se donner le temps d’être pénétrant. Est-ce qu’il a le loisir d’étudier les sentiments qu’il suppose ! il aime bien mieux s’en tenir aux dehors et deviner les apparences qu’on lui montre sans défiance, parce qu’elles sont souvent innocentes… cela suffit à l’infernale activité de son envie. Ah ! croyez-moi, madame, je n’aurais pas la triste expérience que j’ai des hommes et des choses que l’instinct de mon attachement pour vous m’éclairerait… car vous ne saurez jamais combien tout ce qui vous touche m’est précieux, combien je serais désespéré de voir obscurcir cette radieuse auréole qui vous embellit encore… Je vous le répète, l’honneur de ma mère, de ma sœur, ne me serait pas plus cher que le vôtre ; aussi songez à ce qu’il y aurait d’affreux pour moi si j’étais la cause d’une calomnie qui porterait atteinte… à ce trésor dont mon amitié est si jalouse… Et puis, je vous avouerai encore une faiblesse… Eh bien ! oui, il me serait odieux de penser que le monde parle avec son insolente et brutale moquerie de ce qui fait mon bonheur, de ce qui fait mon orgueil… Oui, tout mon rêve serait que cette intimité charmante, qui restera un des plus adorables souvenirs de ma vie, fut ignorée de ce monde, car sa parole effrontée en souillerait la pureté… et ce rêve… je le réaliserai.

— Ainsi donc, me dit madame de Fersen d’un air presque solennel, il faut renoncer à nous voir à Paris ?

— Non, madame… non… mais vous me verrez le soir de vos jours de réception comme tous les hommes que vous recevrez ; plus tard, peut-être me permettrez-vous quelques rares visites du matin.

Madame de Fersen resta longtemps silencieuse et méditative, sa tête baissée sur son sein ; tout à coup elle la releva ; son visage était légèrement coloré, son accent profondément ému, et elle me dit :

— Vous êtes un noble cœur. Votre amitié est austère, mais elle est grande, forte et généreuse… je comprends les devoirs qu’elle m’impose… j’en serai digne… De ce moment, et elle me tendit la main, vous vous êtes acquis une sincère et inaltérable amitié.

Je baisai respectueusement sa main.

Presque au même instant nous atteignîmes un des derniers relais.

Je descendis de la voiture de madame de Fersen, et j’allai trouver son mari, qui dormait dans la mienne.

— Mon cher prince, lui dis-je, il faut que vous me rendiez un service !…

— Parlez, mon cher comte.

— Pour un motif que j’ai lieu de tenir secret, je désirerais qu’il fût ignoré de tout le monde que je viens de Khios, et naturellement que j’ai voyagé depuis Toulon jusqu’à Paris avec vous… Je suis un personnage trop peu important pour que mon nom ait été remarqué sur notre route. Je vais m’arrêter au prochain relais, faire un long détour pour gagner Fontainebleau, où je séjournerai quelques jours, et j’arriverai ainsi à Paris après vous… Tout ce que j’ose seulement réclamer de votre amitié, c’est de me promettre d’accueillir favorablement la prière d’un de mes amis qui vous demandera de me présenter à vous… car je serais aux regrets de voir s’interrompre des relations si précieuses pour moi…

M. de Fersen, avec son tact parfait, ne me fit pas la moindre objection, et me promit tout ce que je voulus.

Au relais voisin, j’annonçai à madame de Fersen que j’étais malheureusement obligé de la quitter ; chargeant le prince, présent à mes adieux, de lui expliquer pourquoi j’étais privé du plaisir de continuer la route avec elle.

Elle me tendit sa main, que je baisai.

Puis j’embrassai tendrement Irène, en jetant sur la mère un triste regard d’adieu.

Les chevaux étaient attelés aux voitures du prince ; elles partirent et je restai seul.

J’avais le cœur brisé.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Peu à peu, la conscience d’avoir noblement agi avec madame de Fersen apporta quelque douceur à mes pensées.

Puis je songeai qu’ainsi je saurais, sans exposer en rien sa réputation, si madame de Fersen éprouvait pour moi une véritable amitié, peut-être même un sentiment plus tendre… ou bien si j’avais dû à l’isolement, au far niente et à l’absence de tout terme de comparaison, l’intérêt qu’elle avait ressenti pour moi…

Si elle m’aimait… cette contrainte, cette obligation de ne pas me voir lui pèserait, lui coûterait peut-être beaucoup, et ce chagrin, ce regret devaient se trahir d’une façon ou d’une autre…

Si, au contraire, je n’avais été pour elle qu’un causeur assez spirituel, qui l’avait aidée à passer les longues heures de la traversée, je devais être, sans aucun doute, sacrifié à la première causerie plus aimable que la mienne, ou au moindre propos du monde.

C’était une sorte d’expulsion à laquelle je ne me serais jamais exposé, et qu’ainsi j’évitais sûrement.

Sans doute, je devais avoir beaucoup à souffrir en reconnaissant que le sentiment de madame de Fersen pour moi était assez faible pour céder à si peu ; mais en agissant autrement j’aurais eu le même chagrin, et, de plus, la honte.

Je restai huit jours à Fontainebleau, et je partis pour Paris.


CHAPITRE L.

Un ministre amoureux.


Ce ne fut pas sans un certain serrement de cœur que je rentrai dans Paris, dont j’étais absent depuis dix-huit mois. J’avais un vague espoir, ou plutôt une vague inquiétude de rencontrer Hélène ou Marguerite.

Je me croyais complètement guéri de ma fatale monomanie de défiance ; mon amour profond pour madame de Fersen avait, à mes yeux, opéré ce prodige. Aussi m’étais-je bien promis, dans le cas où j’aurais rencontré ma cousine ou madame de Pënàfiel, de leur demander franchement pardon de mes torts, et de tâcher d’effacer, par les soins de l’amitié la plus affectueuse, les détestables folies de l’amant d’autrefois.

Je retrouvai M. de Cernay, qui, de l’Opéra, avait transporté ses amoureux pénates à la Comédie-Française, à la suite de mademoiselle ***, très-agaçante soubrette.

M. de Pommerive était plus gros, plus médisant, plus fâcheux que jamais. Cernay m’accueillit avec une incroyable effusion de cordialité, me demanda des nouvelles de mon voyage avec Falmouth, car rien n’avait encore transpiré.

Comme je me tins fort sur la réserve à ce sujet, autant par caractère que par malice, Cernay et Pommerive finirent par faire les suppositions les plus inouïes sur le prétendu mystère de mes aventures.

Ainsi que j’en étais convenu avec le prince, je priai un homme de ma connaissance, fort lié avec M. l’ambassadeur de Russie, de me présenter à madame de Fersen.

Le prince avait loué un fort bel hôtel meublé dans le faubourg Saint-Germain.

Bientôt son salon fut un des rendez-vous habituels du corps diplomatique et de l’élite de la société parisienne, sans distinction d’opinion politique.

L’apparition de madame de Fersen dans le monde fut une sorte d’événement. Sa beauté, son nom, son esprit, sa réputation de femme politique, mêlée aux plus grands intérêts de notre temps, le respect qu’elle savait inspirer, tout concourut à la placer très-haut dans l’opinion publique.

Bientôt, à la juste appréciation des rares qualités qui la distinguaient, succéda l’enjouement le plus prononcé.

Les femmes qui partageaient la sévérité de ses principes furent très-heureuses et très-fières de se recruter un pareil auxiliaire ; celles qui auraient au contraire pu craindre sa froideur, et y voir une censure muette de leur légèreté, furent aussi charmées que surprises de sa bienveillance extrême. Certaines d’ailleurs de ne pas trouver en elle une rivale, elles se montrèrent fort enthousiastes de la belle étrangère.