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vêtement donnait un nouveau caractère à sa physionomie. Je l’ai dit, c’était le troisième jour après notre départ de Khios.

Irène, qui jusqu’alors avait paru m’observer avec une sorte de défiance inquiète, et qui s’était peu à peu apprivoisée, vint résolument me dire avec une solennité enfantine :

— Regardez-moi, que je voie si je vous aimerai bien.

Puis après avoir attaché sur moi un de ces longs regards fixes et pénétrants dont j’ai parlé, et devant lequel, je l’avoue, je fus obligé de baisser la vue, Irène ajouta :

— Oui, je vous aimerai bien. — Puis, après un nouveau silence, elle reprit en se retournant vers madame de Fersen : — Oui, ma mère, je l’aimerai beaucoup, je l’aimerai comme j’ai aimé Ivan !…

Sa petite figure prit en disant ces mots une si ravissante expression de gravité réfléchie que je ne pus m’empêcher de sourire. Mais quel fut mon étonnement lorsque je vis madame de Fersen jeter tour à tour des regards presque stupéfaits sur Irène et sur moi, comme si elle eût attaché une grande importance à ce que sa fille venait de me dire !

— Quoique je n’aie maintenant rien à envier à l’heureux Ivan, voilà un aveu, madame, qui sera, je le crains bien, oublié dans dix ans d’ici, dis-je à la princesse.

— Oublié… monsieur !… Irène n’oublie rien… Voyez ses larmes au souvenir d’Ivan…

En effet, deux grosses perles roulaient sur les joues de l’enfant, qui continuait d’attacher sur moi son regard à la fois triste, doux et interrogatif.

— Mais quel était donc cet Ivan, madame ?

Les traits de madame de Fersen s’assombrirent, et elle me répondit avec un soupir : — Ivan était un de nos parents, monsieur, qui est mort très-jeune, et elle hésita un moment… mort d’une mort Violente et affreuse, il y a de cela deux ans… Irène l’avait pris en si extrême affection que j’en étais devenue presque jalouse. Je ne saurais vous dire la douleur incroyable de cette enfant lorsqu’elle ne vit plus Ivan, qu’elle demandait sans cesse ; elle avait alors quatre ans, elle ressentit un chagrin si profond qu’elle tomba très-gravement malade et faillit mourir. C’est à cette époque que je l’ai vouée au blanc, en suppliant Dieu de me la rendre… Mais ce qui m’étonne extrêmement, monsieur, c’est que depuis deux ans vous êtes la seule personne à qui Irène ait dit qu’elle l’aimerait.

Irène, qui avait attentivement écouté sa mère, me prit la main, et me dit d’un air presque inspiré en levant au ciel ses grands yeux encore humides de larmes : — Oui, je l’aimerai comme Ivan, parce qu’il ira bientôt là-haut comme Ivan…

— Irène… mon enfant… que dites-vous !!! Ah ! monsieur, pardon… s’écria madame de Fersen… presque avec effroi, en me regardant d’un air suppliant.

— Quand je devrais l’acheter par la fin du pauvre Ivan, lui dis-je en souriant, laissez-moi du moins, madame, jouir d’une si charmante affection.

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Je ne suis ni faible, ni superstitieux, mais je ne pourrais dire la singulière impression que me causa cet enfantillage : j’expliquerai tout à l’heure pourquoi. Il n’y a pas de moyen terme : ou de pareils incidents sont du dernier ridicule, ou ils agissent puissamment sur certains esprits.

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Heureusement, en venant prier sa femme de noter l’air d’À soixante ans il ne faut pas remettre, etc., M. de Fersen mit un terme à cette scène étrange. Je remarquai que madame de Fersen ne parla pas à son mari du singulier aveu qu’Irène m’avait fait. Ce jour-là, après dîner, la princesse se plaignit d’une migraine, et se retira aussitôt chez elle.


CHAPITRE XLVII.

Madame la princesse de Fersen.


Le lendemain, madame de Fersen ne parut pas au déjeuner ; elle était souffrante, me dit le prince, et elle avait passé une nuit assez agitée. — Puis, presque sans transition, et à mon grand étonnement, il me fit les confidences les plus étendues sur le caractère, sur l’esprit, sur les habitudes et sur la vie passée de sa femme, peut-être afin de me prévenir de la vanité de mes tentatives, dans le cas où j’aurais songé à m’occuper de madame de Fersen, car je ne puis m’expliquer autrement son incompréhensible fantaisie d’entrer avec moi dans de pareils détails. Tel est à peu près le résumé de ce que m’apprit M. de Fersen sur sa femme :

Mademoiselle Catherine Metriska, fille du comte Metriski, gouverneur d’une des provinces asiatiques de l’empire russe, avait dix-sept ans lorsqu’elle fut mariée à M. de Fersen. Elle joignait à beaucoup d’esprit naturel une éducation très-cultivée et un jugement d’une maturité précoce. Lors de son mariage, le prince était ambassadeur à Vienne.

Il avait d’abord craint l’inexpérience de sa femme, chargée si jeune de toutes les responsabilités qui pèsent sur l’ambassadrice d’une grande puissance auprès d’une cour aussi sévère, aussi grave et aussi digne dans son étiquette que la cour d’Autriche. Mais madame de Fersen, merveilleusement douée, satisfit aux moindres exigences de sa position, grâce au tact exquis, aux nuances délicates, à la mesure parfaite qu’elle sut apporter dans des relations si difficiles.

« — Toute jeune, pétrie de grâce et d’esprit, me dit le prince, vous jugez si madame de Fersen fut aussitôt entourée, courtisée par la fine fleur de tous les étrangers qui arrivaient à la cour de Vienne.

« Quoiqu’un mari ne doive pas plus parler de la vertu de sa femme qu’un gentilhomme de sa race, ajouta M. de Fersen en souriant, je crois, je sais que « la femme de César n’a jamais été soupçonnée, » et pourtant César avait cinquante ans… Et pourtant je m’étais marié moins peut-être par amour, quoique Catherine fût charmante, que parce qu’il est certaines ambassades que l’on ne donne pas aux célibataires, et puis parce que dans ma position je voulais avoir près de moi un être candide et désintéressé, sur l’esprit duquel je pourrais essayer l’effet de certaines combinaisons… à peu près, sauf la férocité de la comparaison, ajouta le prince en riant, comme quelques patriciens de Rome essayaient des poisons sur leurs esclaves. L’expérience m’a prouvé que l’excessive pureté était souvent bien plus difficile à tromper que l’excessive duplicité, car les enfants devinent presque toujours les pièges qu’on leur tend. Aussi lorsque je vois Catherine admettre certains projets, certaines idées assez habilement déguisées, pour que son naturel sensible, délicat et généreux n’en soit pas choqué, je ne crains pas plus tard, en émettant cette idée, d’irriter la susceptibilité de mes chers collègues dont la conscience est généralement fort coriace.

« Peu à peu, continua le prince, madame de Fersen prit goût à la politique, car, pour continuer mes expériences, je lui confiai, sous différents aspects, beaucoup de questions que j’avais à résoudre. Mais n’allez pas croire que sa politique fût sèche ou égoïste… non, non, l’amour exalté de l’humanité était le seul mobile de la sienne. À l’entendre parler des nations européennes, on eût dit qu’elle parlait de ses sœurs chéries, et non des rivales de son pays… J’ai l’air d’un vieil enfant en vous parlant si sérieusement de ce que vous prenez sans doute pour les rêveries d’une jeune femme romanesque, et pourtant vous ne sauriez croire l’excellent parti que je tire de sa disposition d’esprit si étonnamment enthousiaste de la paix et du bonheur de chacun… La sagesse consiste toujours, n’est-ce pas ? à se tenir dans un terme moyen également éloigné de toute extrémité. Or, lorsque je dois prendre une détermination importante, la politique généreuse et conciliatrice de madame de Fersen me marque une limite, notre politique traditionnelle de fourberie et d’égoïsme me marque l’autre. Il m’est donc alors très-facile de choisir un sage et prudent milieu entre ces deux exagérations.

« Enfin j’ai dû à cette tendance de l’esprit de madame de Fersen un autre avantage… celui de pouvoir affirmer que « la femme de César n’avait jamais été soupçonnée… » car, voyez vous, lorsque la partie essentiellement aimante et dévouée du cœur de la femme trouve un brillant emploi de ses facultés, la femme ne cherche pas à les occuper ailleurs, surtout lorsque son orgueil féminin est flatté de l’influence qu’elle acquiert en les satisfaisant.

« Joignez à cela ce dont j’aurais dû vous parler d’abord ; mais, ainsi que l’a dit une de vos femmes célèbres, madame de Sévigné, je crois, souvent le sujet d’une lettre est dans son post-scriptum. Eh bien, sans vous parler de mon attachement pour ma femme, et de son attachement pour moi, sans vous parler de la sévérité toute puritaine de ses principes, savez-vous ce qui l’a surtout préservée des légèretés de la jeunesse ? C’est l’amour absolu, l’amour passionné qu’elle a pour sa fille. Vous ne sauriez, monsieur, en comprendre tout l’excès, toute l’exaltation… Sans doute, notre Irène mérite cette tendresse, mais quelquefois j’en frémis pourtant, lorsque je songe que si un malheur imprévu, comme celui qui a déjà failli nous frapper, nous enlevait cette enfant, certainement sa mère mourrait ou deviendrait folle… »

M. de Fersen était dans la maturité de l’âge ; sa réputation de diplomate consommé était presque européenne ; tout, en lui, annonçait l’homme supérieur, appelé par ses éminentes qualités à exercer les hautes fonctions qu’il avait toujours remplies ; aussi ne pouvais-je assez m’étonner des confidences qu’il me faisait à moi, si jeune, et qui lui étais si complètement étranger.

Comme je ne pouvais supposer qu’un homme depuis longtemps habitué à traiter les affaires les plus épineuses et les plus graves, put agir avec légèreté lorsqu’il était question de ce qui le touchait personnellement, je pensais que tout ce que m’avait dit M. de Fersen devait être profondément calculé… que ce n’était pas sans dessein qu’il avait ainsi oublié la réserve que lui commandaient nos positions et nos âges respectifs.

Aussi, je le répète, je ne pouvais voir à ces confidences au moins bizarres, d’autre but que celui de me prouver l’impossibilité de réussir auprès de madame de Fersen.

Et pourtant, d’un autre côté, j’avais été désagréablement frappé en entendant le prince me parler de sa femme comme d’un instrument nécessaire à sa diplomatie. Il m’avait semblé voir percer la sécheresse du cœur la plus grande dans sa manière de me parler d’elle ; d’ailleurs, dans ses rapports habituels avec madame de Fersen, non-seulement il ne se montrait pas jaloux (il était trop du monde pour tomber dans ce ridicule), mais il me paraissait même indifférent.

Alors je me demandais dans quel but il m’avait fait les confidences dont j’ai parlé…