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bitable dans la partie que j’occupais, il lui était indifférent de camper, il se contenterait d’un à peu près. Si je lui parlais des descentes que pouvaient faire les Turcs, il ne craignait rien avec moi, car il savait que j’étais brave comme un lion. Si j’exagérais les dépenses de cette maison qu’il me demandait à partager, il venait justement d’hériter d’un oncle de Saintonge qui lui laissait une fortune considérable. Si, acculé, mis aux abois, je lui représentais que mon goût, que ma passion pour la solitude, étaient devenus une sorte de monomanie qui me faisait rester des jours, des mois entiers, sans vouloir rencontrer personne, il devait disparaître comme un sylphe (quel sylphe ! ) et attendre que ma chagrine disposition d’esprit fût passée. Si enfin, pour dernier argument, je lui disais presque brutalement qu’il me serait impossible, par des considérations particulières, de lui donner asile au palais Carina, il devait facilement trouver quelque villa dans les environs, étant bien décidé, me disait-il, à vivre à la turque, et surtout à ne pas me quitter.

Ceci prenait un caractère de gravité très-alarmant.

Du Pluvier, entêté, opiniâtre comme tous les esprits étroits, pouvait s’obstiner dans son projet, et alors l’île me devenait insupportable.

Cette idée, jointe à la singulière révolution que la vue de madame de Fersen avait opérée dans mon esprit, me fit songer sérieusement à abandonner Khios. Peut-être, sans la singulière fantaisie de du Pluvier, aurais-je hésité à prendre cette détermination ; peut-être aurais-je combattu ces velléités de rentrer dans la vie du monde. Mais, placé entre cette alternative de partir pour la France avec madame de Fersen, que je trouvais charmante, ou de rester à Khios avec mes esclaves, qui m’étaient devenues odieuses, et de partager avec du Pluvier cette solitude ainsi déflorée de son premier prestige, je n’hésitai pas à quitter l’île.

J’ai toujours très-rapidement pris les décisions les plus graves.

Comme du Pluvier renouvelait ses instances, je lui dis que jusqu’alors je n’avais pas voulu lui confier la véritable raison de mon refus ; mais que, puisqu’il m’y forçait, j’étais obligé de lui avouer que j’étais résolu de retourner en France.

— Quitter ce palais admirable !… ces femmes adorables qui allument votre pipe, qui vous versent à boire, qui vous dansent des pas comme à l’Opéra !  !  ! de vraies houris ! mais c’est impossible !

— Malheureusement, mon cher du Pluvier, il est de ces aveux qui coûtent à faire, même à ses amis ; mais un dérangement passager survenu dans ma fortune m’oblige à réformer tout ceci et à retourner en France pour y vivre un peu moins en sultan.

— Vraiment, vraiment, mon cher comte, me dit du Pluvier d’un air réellement attendri, vous ne sauriez croire combien je suis touché de ce que vous me dites là. Mais qu’allez-vous donc faire de tout cet établissement ?

— Je vais donner la liberté aux femmes, aux oiseaux, aux chiens et aux nains, payer une indemnité au marquis Justiniani, et vendre les meubles à Khios.

— Vous êtes bien décidé à cela ? me dit du Pluvier.

— Très-décidé.

— Positivement décidé ?

— Oui, oui, cent fois oui.

— Alors, mon cher Arthur, vous ne me reprocherez pas de profiter de vos dépouilles ?

— Comment cela ? que voulez-vous dire ?

— Voici mon projet. La vie que vous menez dans ce paradis terrestre m’a tourné la tête. Voulez-vous me vendre tout ceci, palais, femmes, chiens, nains et perroquets ?

Je crus que du Pluvier plaisantait, et je le regardai d’un air incrédule.

— Est-ce marché fait ? Vous y perdrez moins avec moi qu’avec tout autre, reprit-il d’un air résolu. Mais quel est le prix des esclaves et des meubles ?

— Il est inutile que vous payiez les esclaves, car je ne vous les laisse qu’à la condition que vous me promettrez de les rendre à la liberté lors que vous quitterez l’île.

— Mais comment partirez-vous ?

— Je crois facilement obtenir, à la recommandation de M. de Fersen, l’autorisation de passer à votre place sur la frégate.

— Mais la frégate part ce matin.

— Que m’importe ?… si vous êtes véritablement décidé, je partirai ce matin.

— Mais je suis on ne peut plus décidé. Touchez là, mon cher Arthur ; je vous demande seulement le temps de retourner à bord pour prendre mes bagages.

— C’est convenu.

Et du Pluvier me quitta.

La résolution si subite que prit le petit homme d’habiter l’île à ma place ne m’étonna que médiocrement. Du Pluvier était une de ces natures essentiellement imitatives qui, n’ayant aucune idée en propre, s’emparent étourdiment des idées d’autrui et s’en affublent, sans regarder si elles vont ou non à leur esprit. Semblable à ces gens qui mettent un costume, sans s’inquiéter qu’il soit fait ou non à leur taille, du Pluvier avait sans doute été frappé de l’excentricité de mon existence, et il croyait être fort original en la continuant.

Sans doute encore les passagers de la frégate avaient dû, en causant de cette étrangeté, louer, blâmer ou exagérer la singulière disposition de caractère qui conduisait un homme du monde à vivre ainsi de la sorte ; mais, comme ils avaient probablement, malgré les louanges ou le blâme, considéré cette résolution comme peu vulgaire, du Pluvier crut se mettre dans la même disposition de non-vulgarité en prenant ma place. Peut-être enfin avait-il été séduit par les rivalités de cette vie sensuelle.

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Je me disposai donc à quitter l’île.

Un moment, je l’avoue, j’éprouvai une vague tristesse : j’abandonnais le certain pour l’incertain. Sans doute cette vie matérielle que je dédaignais avait ses désenchantements ; mais est-il rien de complet au monde ? La vie la plus éthérée, la plus quintessenciée, n’a-t-elle pas aussi ses désillusionnements ? Mais pouvais-je hésiter quand je voyais du Pluvier s’obstiner à demeurer avec moi ?

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Avant de partir je voulus assurer le sort des esclaves ; je les fis venir, et, sans leur parler de mon projet, ni de la cession que je faisais de leurs personnes, je leur remis à chacune cinq cents francs, somme considérable pour elles, et qu’elles reçurent pourtant avec assez d’insouciance.

Puis, ayant mandé le renégat de Khios qui faisait les affaires du marquis Justiniani, je lui appris que je mettais du Pluvier à mon lieu et place comme locataire du palais et comme maître des esclaves, lui recommandant expressément de n’avertir celles-ci de ce changement que lorsque la frégate serait sous voile

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Du Pluvier revint enchanté. Il me pria de lui laisser mes costumes albanais, voulant, disait-il, entrer de suite en jouissance, et n’ayant pas le temps de se faire costumer. J’y consentis, et je l’aidai même à se travestir : il était impayable ainsi. Il me demanda ensuite de le présenter aux esclaves comme leur maître futur. Je m’en gardai bien, ayant la fatuité de croire à une sorte d’émeute parmi ces dames, si elles se voyaient abandonnées par moi. Je leur dis au contraire que j’allais à bord du vaisseau, comme cela m’arrivait souvent depuis quelques jours, et qu’elles eussent à tenir compagnie à mon ami en mon absence.

Noémi regarda du Pluvier d’un air sournois, Daphné sourit avec mépris, et Anathasia prit une expression boudeuse. Assez inquiet sur les dispositions futures des femmes de du Pluvier, je lui serrai la main, et, véritablement ému, je quittai le palais.

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La chaloupe de la frégate m’attendait, je fus bientôt à bord.

M. de Fersen se montra d’une très-gracieuse obligeance pour moi, et mon passage sur le bâtiment russe me fut accordé par le capitaine avec le plus aimable empressement. Deux heures après mon départ du palais nous mîmes à la voile.

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La résolution de du Pluvier fit assez longtemps le texte de nos plaisanteries. Après quelques bordées, nous arrivâmes en vue du palais Carina, qui s’élevait à mi-côte. Une partie du parc descendait sur le rivage.

À l’aide d’une longue-vue, je regardais avec tristesse cet admirable pays, que je quittais à tout jamais, lorsqu’un singulier spectacle attira mon attention.

Sans doute averties de mon abandon par le renégat et par le départ de la frégate, je vis les esclaves descendre précipitamment et en désordre le long de la prairie, et s’assembler sur le bord de la mer en étendant les bras vers le vaisseau d’un air désespéré. Puis, voyant qu’il s’éloignait toujours, Noémi, dans un accès de fureur extravagant, arracha son fez…, le foula aux pieds, et bientôt son épaisse chevelure brune flotta au vent. Elle était belle comme une Euménide. Daphné, concevant peut-être quelque espoir, agitait son écharpe de soie en manière de signal, tandis qu’Anathasia la blonde était agenouillée sur la grève.

Bientôt je vis du Pluvier, beaucoup plus qu’à l’aise dans mon costume albanais, accourir aussi précipitamment sur le rivage, suivi de la vieille Cypriote et des deux nains qui faisaient mille gambades.

Sans doute le nouveau sultan venait engager les odalisques à rentrer au sérail. Mais, malheureusement, les odalisques étaient d’un caractère assez rétif, et le sultan d’un esprit assez peu persuasif ; car, après quelques paroles échangées par l’intermédiaire de la vieille Cypriote, toutes les femmes fondirent comme des furies sur du Pluvier, qui disparut complètement au milieu de leurs bras levés et menaçants.

Je ne pus voir la fin de cette scène divertissante, car la saillie d’un promontoire que nous doublions vint complètement masquer cette partie de la côte. Une demi-heure après le capitaine russe me dit :

— Je voudrais bien savoir ce que c’est que cette épaisse fumée qu’on voit s’élever au-dessus des terres de Khios, dans la direction du palais que vous habitiez.

L’idée de Noémi de brûler le palais si je l’abandonnais me revint aussitôt à l’esprit. Ce projet venait-il d’être mis à exécution par ces folles ? Qu’était devenu du Pluvier ? avait-il été brûlé par ses esclaves « enlacé ou non dans leurs bras ? » c’est ce que j’ignorais absolument, et nous perdîmes bientôt de vue les côtes de l’île de Khios dans une profonde inquiétude sur le sort du pauvre du Pluvier.