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portais la longue jupe blanche des Albanais, une veste cramoisie brodée de soie orange, des guêtres de maroquin rouge brodé d’argent, et un châle de cachemire orange pour ceinture.

Cela pouvait être fort pittoresque à voir, mais cela me parut si terriblement ridicule et ressembler si fort à une mascarade que je rougis de honte… comme une jeune fille qu’on surprendrait à jouer à la poupée (la comparaison n’est peut-être pas très en harmonie avec le sujet, mais je n’en trouve pas d’autre).

Pourtant, espérant être pris pour un véritable Albanais, je me résignai, comptant sur la gravité de mon maintien pour compléter l’illusion.

Le prince, accompagné de son interprète grec, s’avança, et, par l’organe de ce dernier, me demanda pardon de son indiscrétion, me priant d’excuser la curiosité de sa femme, car elle avait trouvé le palais si beau, les jardins si enchanteurs, qu’elle avait cru pouvoir demander à les visiter pendant que la frégate attendait en rade un vent favorable pour remettre à la voile. Je répondis par un salut fort sérieux, à la mode des Albanais musulmans, en portant la main gauche à mon cœur et la droite à mon front ; puis je m’inclinai respectueusement du côté de la princesse, sans quitter mon divan…

J’allais dire quelques mots de politesse à l’interprète, lorsque j’entendis une voix criarde s’exclamer sur la monstruosité de mes nains, et en même temps je vis arriver dans l’appartement… Qui ?… du Pluvier !!! Je restai stupéfait. C’était bien lui, toujours ridicule, toujours chamarré de chaînes et de gilets brodés, bruyant, bavard, inquiétant par sa mobilité continuelle. Le petit homme était plus rouge et plus gros que jamais. Il appartenait sans doute à l’ambassade de France à Constantinople, car il portait sur son habit bleu des boutons au chiffre du roi.

Cet infernal fâcheux amenait un de mes nains par l’oreille ; il s’écria en le montrant à madame de Fersen :

— Voilà, j’espère, princesse, un monstre joliment moyen âge !…

Puis, sur un signe du prince qui lui fit comprendre que le maître de la maison était là, du Pluvier se retourna de mon côté. Je frémis… j’étais reconnu.

Il est impossible de peindre le prodigieux étonnement de du Pluvier : ses yeux s’arrondirent, ses pupilles s’écarquillèrent, il ouvrit à demi les bras, avança une jambe et s’écria :

— Comment ! vous ici, mon cher Arthur ! vous, déguisé en Mamamouchi !… Voilà une drôle de rencontre pour moi, par exemple, qui ne vous ai pas vu depuis la première représentation du Comte Ory à l’Opéra, où vous étiez avec la marquise de Pënàfiel…

Le prince, sa femme, l’interprète, quelques officiers russes qui accompagnaient l’ex-ambassadeur et qui entendaient parfaitement le français, ne furent pas moins étonnés.

Madame de Fersen, tout en me regardant avec une très-grande curiosité, ne put retenir un sourire qui me sembla singulièrement malin et moqueur.

Je me mordis les lèvres en maudissant de nouveau le costume albanais, Daphné, et surtout cet insupportable du Pluvier, que je donnais au diable, et qui redoublait de protestations cordiales pendant que tous les yeux étaient fixés sur nous.

Il me fallait nier opiniâtrement que je fusse moi-même, et faire passer le petit homme pour un fou, ou avouer cette ridicule mascarade… Je pris bravement ce dernier parti. Je me levai. J’allai respectueusement saluer madame de Fersen, et, lui demandant mille fois pardon de l’avoir un instant trompée, je lui avouai franchement que, surpris par sa visite en flagrant délit d’orientalisme et de harem, j’avais préféré rester à ses yeux un Albanais sauvage que de passer pour un Français ridicule.

Elle accueillit cette excuse avec une grâce toute charmante, qui fut pourtant nuancée d’un peu de malice lorsqu’elle exprima son étonnement de retrouver un homme du monde ainsi travesti.

Il est inutile de dire que madame de Fersen parle français comme un Russe, c’est-à-dire sans le moindre accent.


CHAPITRE XLIV.

Comparaison.


Khios, octobre 18…

J’ai repris le costume européen, dont je m’étais si paresseusement déshabitué, et je suis allé à bord de la frégate l’Alexina rendre visite à madame de Fersen et à son mari.

Madame de Fersen est moins jeune que je ne l’avais cru d’abord, elle doit avoir de trente à trente-trois ans. Ses cheveux sont très-noirs, ses yeux très-bleus, sa peau très-blanche, sa main et son pied sont charmants, sa physionomie est vive et expressive : elle m’a semblé avoir beaucoup d’inattendu dans l’esprit, de la malice, mais, je crois, point de méchanceté.

Ce qui m’a paru surtout prédominer en elle, c’est la prétention de connaître à merveille la politique de l’Europe.

Il m’a été impossible de juger si cette prétention était fondée, car je suis d’une ignorance complète sur ces questions ; et je l’ai très-naïvement avoué à madame de Fersen, qui en a beaucoup ri sans pourtant vouloir absolument y croire.

M. de Fersen est un homme d’esprit fin, agréable et cultivé. Sans doute comme distraction à ses hautes fonctions diplomatiques, il s’est particulièrement adonné à l’étude de la petite littérature française ; goût bizarre qu’il partage d’ailleurs avec le doyen des diplomates de l’Europe, M. le prince de Metternich.

Je suis resté confondu de la mémoire de M. de Fersen, en l’entendant me citer, avec la fidélité d’un catalogue, les titres des vaudevilles les plus inconnus, et m’en réciter des passages et des couplets entiers ; car il avait aussi été possédé de la manie de jouer la comédie.

Je suis malheureusement aussi ignorant en vaudevilles qu’en politique ; je n’ai donc pas pu apprécier le savoir de M. de Fersen dans cette spécialité.

Le prince n’exprimait qu’un vœu, celui d’arriver à Paris, pour pouvoir admirer les grands acteurs des petits théâtres, à la fois ses héros et ses rivaux.

M.  et madame de Fersen avaient les formes les plus parfaites, et semblaient en tout nés pour le grand état qu’ils tenaient dans le monde.

À une extrême dignité naturelle ils joignaient cette affabilité charmante, cette gaieté cordiale et spirituelle qu’on rencontre souvent chez les personnes distinguées de la haute aristocratie russe. — Car ce serait peut-être là seulement qu’on retrouverait maintenant les traditions de l’élégante vivacité de l’esprit français au dix-huitième siècle…

Je suis allé aujourd’hui à bord de la frégate, j’y ai passé une soirée charmante.

Nous étions peu de monde, madame de Fersen, son mari, le capitaine de l’Alexina, jeune officier fort remarquable, du Pluvier et moi.

Du Pluvier s’était fait attacher à l’ambassade française à Constantinople. Mais bientôt, ennuyé de ces fonctions, il avait demandé à revenir en France, et profitait de l’occasion de la frégate russe qui allait à Toulon.

Il y avait si longtemps que je m’étais trouvé dans le monde, que cette soirée eut pour moi tout l’attrait, tout le piquant de la nouveauté.

J’ai beaucoup étudié madame de Fersen… elle a tracé cinq ou six portraits, entre autres celui de l’ambassadeur anglais à Constantinople, avec une verve, une malice, une sûreté de trait incroyables.

Je n’ai jamais connu l’honorable sir *** ; mais sa physionomie reste désormais ineffaçable dans ma mémoire. Je croyais que rien n’était plus insupportable qu’une femme qui parlait politique ; je suis en partie revenu de mes préventions en écoutant madame de Fersen. Sa politique n’est pas nuageuse, abstraite ; quelquefois elle explique les événements les plus graves par le jeu des passions humaines, par le ressort des intérêts privés, et, remontant des effets aux causes, elle arrive ainsi des infiniment grands aux infiniment petits, et il naît de ce contraste des effets très-piquants et très-inattendus.

Ces théories sont trop de mon goût pour que je ne les juge pas sans doute avec une extrême partialité ; pourtant, je ne crois pas me tromper en considérant madame de Fersen comme une femme d’une intelligence très-éminente.

Le prince ayant été chargé de nombreuses missions dans les divers États de l’Europe, et sa femme s’étant ainsi trouvée en relations avec les gens les plus distingués de chaque nation, rien n’était plus curieux que son entretien, où elle passait en revue ces figures si variées avec une finesse charmante. Sa toilette était délicieuse, et, ce qui me ravit, d’une élégance toute française ; car madame de Fersen devait faire venir ses modes de Paris.

Aussi, fut-ce avec un plaisir inouï que je vis les longues tresses noires et lisses de ses beaux cheveux, à demi cachées par les barbes d’un charmant bonnet de blonde, orné d’une branche de géranium rouge. Elle portait une robe blanche de mousseline des Indes, de la plus adorable fraîcheur, et ses petits pieds étaient chaussés de souliers de satin noir à cothurnes…

Tout cela était presque nouveau pour moi, et me fit trouver affreux, horribles, les yelleks de couleurs tranchantes et les fez brodés des filles grecques, dont le clinquant me rappelait alors terriblement les danseuses de corde.

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Je ne sais si je dois me réjouir ou m’effrayer de ce que j’éprouve…

C’est d’abord un soudain dégoût pour la vie que je mène ici depuis plus d’une année…

Quand je compare mes grossiers plaisirs ou mes rêveries solitaires à la conversation que je viens d’avoir avec cette femme belle, jeune, spirituelle, à cet échange de pensées fines et gracieuses, à ce besoin de déguiser avec adresse tout ce qui pourrait choquer la délicatesse…

Quand je compare enfin ma vie de satrape indolent qui ordonne et à qui l’on obéit, à cette charmante nécessité de plaire, à cette coquetterie, à cette recherche de langage et de manières que vous impose toujours une femme comme madame de Fersen, lors même qu’on ne songe pas à s’occuper d’elle…

Quand je compare enfin le présent au passé… je m’étonne d’avoir pu si longtemps vivre ainsi que j’ai vécu.

J’ai pourtant vécu bien heureux à Khios pendant dix-huit mois ! Si l’avenir s’offre sous un aspect que je crois plus séduisant… il ne faut pas flétrir des jours que je regretterai peut-être…