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gneur ! après vous que deviendront, s’il vous plaît, vos pauvres filles grecques ?…

— Et vos vieux pères !… et vos tendres mères !… et vos braves frères !… et vos beaux fiancés ?… — m’écriai-je, — vous n’y songez donc plus, oublieuses que vous êtes !

Comptant sur l’effet de ces paroles magiques, je me drapai dans ma pelisse d’un air magistral.

Mais les cris, mais les sanglots redoublèrent, et toutes s’écrièrent avec une résolution qui me parut très-menaçante : — Nous ne voulons pas quitter le toit du bon Franc !  ! nous sommes bien à Khios ; nous resterons à Khios avec le bon Franc !

Tout bon Franc que j’étais, je ne pouvais m’empêcher d’avoir une pauvre idée des sentiments naturels de ces dames lesbiennes, samiennes ou scyriotes ; mais intérieurement je me sentais, je l’avoue, assez flatté de la préférence qu’elles m’accordaient sur le sol natal, et sur ses accessoires.

Je voulus tenter un nouvel essai, je leur annonçai que je donnerais à chacune d’elles deux mille piastres, les habits qu’elles portaient, et qu’elles pourraient s’en aller où bon leur semblerait, car je voulais quitter l’île.

Aux imprécations que souleva mon innocente proposition, je craignis un instant d’avoir à subir le sort d’Orphée.

Abandonnant son nain, à la grande satisfaction de ce dernier qui se frottait tristement les épaules, Noémi fondit sur moi comme une tigresse, me saisit par mon yellek, car j’étais vêtu fort commodément à l’albanaise, et me dit les yeux étincelants de colère :

— Si tu veux t’en aller ou nous chasser d’ici, nous mettrons le feu à ton palais, nous t’enlacerons dans nos bras, et nous nous y brûlerons toutes avec toi !…

La majorité des révoltées sembla singulièrement goûter ce projet, car toutes s’écrièrent avec une fureur croissante :

— Oui, oui, enlaçons le bon Franc dans nos bras, et brûlons-nous toutes avec lui dans son palais !…

Je remarquai, comme un trait digne de l’observation de la Bruyère, que la douce Anathasia était un des plus forcenés partisans de l’incendie.

Quoique la fin dont me menaçaient ces dames sentît fort son Sardanapale, et eût assez bon air, je jugeai à propos de m’en abstenir ; désormais bien convaincu de l’affection que j’inspirais ici, bien certain, comme on dit, d’être adoré dans mon intérieur, j’annonçai que j’abandonnais mes projets de départ.

Ma modestie m’empêche de dire avec quelle effusion, avec quels transports frénétiques cette nouvelle fut accueillie par ces bonnes filles.

Toutes les douze se prirent par la main et formèrent une ronde.

Noémi improvisa en manière de théorie antique ces paroles plus que naïves, que ses compagnes répétèrent en chœur sur l’air national de la chanson des hirondelles :


À Khios nous restons,
Dansons, mes sœurs, dansons ;
À Khios nous restons,
Nous restons avec le bon Franc.

Il ne nous bat jamais, et il nous garde.
Dansons, mes sœurs, dansons.
Nous aurons toujours de beaux fez,
Du beaux yelleks brodés,
De belles ceintures de soie ;

Nous aurons du tendre chevreau rôti,
Des perdrix grasses et des cailles,
Du miel de l’Hymette, du bon vin de Scyros.
Dansons, mes sœurs, dansons ;
Le bon Franc nous garde.

Dansons, mes sœurs, dansons ;
Nous ne labourerons plus la terre,
Nous n’irons plus caillouter les chemins.
Dansons, mes sœurs, dansons.

Nous nous baignerons sous les sycomores,
Nous ne ferons rien que de cueillir
Des fruits et des fleurs pour lui.
Dansons, mes sœurs, dansons ;
Le bon Franc nous garde.


Si j’avais été aveuglé par un ridicule amour-propre, je me serais sans doute piqué de voir que le chevreau rôti, les perdrix grasses, le vin de Scyros, les beaux habits et la paresse, entrassent pour beaucoup dans la somme d’affection que ces naïves jeunes filles ressentaient pour moi. Mais, Dieu merci, je suis plus sage, à cette heure que je considère les choses sous un point de vue essentiellement raisonnable. Autrefois je doutais de mes qualités, et j’avais probablement raison ; mais aujourd’hui, comment pourrais-je ne pas croire absolument aux charmes dont je suis doué et qui m’attachent irrésistiblement mes esclaves ?

Ces charmes ne sont-ils pas évidents ? Ce sont les chevreaux rôtis, les perdrix grasses, les ceintures de soie, les yelleks brodés.

Or, avenir enchanteur !  !… tant qu’il y aura des pourvoyeurs, des brodeurs et des tisseuses de soie dans l’île de Khios, me voilà sûr et convaincu de plaire !

Moi qui jusqu’ici n’ai jamais cru à aucun sentiment, sans lui chercher une arrière-pensée, je suis bien obligé de croire aveuglément à l’affection que j’inspire.

En effet, quel intérêt ont-elles, ces véridiques créatures, à me dire qu’elles aiment beaucoup à être élégamment vêtues, à être délicatement nourries et à ne pas être battues ? M’est-il donc si difficile de croire qu’elles trouvent agréable de ne rien faire autre chose que de me cueillir des fleurs ou des fruits, ou de se baigner à l’ombre des platanes, dans des bassins de marbre ?

Pour que je doute d’elles… m’ont-elles dit qu’elles préféreraient abandonner la vie paresseuse et sensuelle qu’elles mènent ici pour aller s’occuper des soins grossiers du ménage ? M’ont-elles dit que ce serait avec ivresse qu’elles retourneraient labourer la terre ou caillouter les routes ; fonctions viriles, dont les femmes épirotes et albanaises entre autres s’occupent, il faut l’avouer, avec le plus honorable succès ? Non, elles m’ont naïvement offert de se brûler avec moi, dans mon palais, à la seule proposition que je leur ai faite de quitter la soie pour la bure, le far niente pour le travail, la folle joie pour les devoirs de famille. Elles ont énergiquement déclaré qu’elles voulaient rester avec le bon Franc, et je les crois…

D’après les raisons qu’elles ont pour y rester, qui ne les croirait pas ?

Cette fois, l’égoïsme est si évident, est si naïf, que je n’ai pas à souffrir du tourment de le soupçonner…

Mais qu’entends-je !… Le canon… qu’est-ce que cela ?…


CHAPITRE XLIII.

Reconnaissance.


… Il n’y a rien de bien étrange dans l’incident dont je vais parler ; néanmoins ma curiosité et mon intérêt sont vivement excités.

Quoi de plus simple, pourtant ? Une frégate russe vient d’arriver de Constantinople ; craignant un coup de vent pour cette nuit, elle relâche dans le port de Khios au lieu d’aller mouiller à Smyrne ou aux îles d’Ourlach.

Cette frégate a tiré le canon pour demander un pilote ; c’est ce qui m’explique les salves de ce matin…

Quelle est cette femme qui, aussitôt après le mouillage de la frégate, malgré la violence du vent, est descendue à terre pour s’y promener ?

La vue de cette simple capote de moire bleue, de ce grand châle de cachemire noir, bien long et bien collé aux épaules, de ce petit pied si bien chaussé, de cette petite main si bien gantée, opère une révolution rétrograde dans mes idées sur la beauté…

Du type antique grec je reviens au type parisien.

Je donnerais maintenant toutes les Noémi, toutes les Anathasia, toutes les Daphné du monde et avec elles tous leurs fez, tous leurs yelleks, toutes leurs ceintures brodées, clinquant maudit !  ! pour pouvoir offrir mon bras à cette jolie étrangère ; car elle est jolie, à ce que j’ai pu voir par le treillis de mon kiosque ; de plus elle est grande, elle est mince, elle a surtout de beaux yeux bleus, ce qui est charmant pour une brune à peau blanche.

L’homme qui lui donne le bras est d’un âge mûr ; sa figure est fine et spirituelle. Quels sont donc ces étrangers ?…


Khios, octobre 18…

Singulière rencontre ! les événements deviennent en vérité si bizarres que ce journal vaut bien la peine d’être continué.

Hier j’avais envoyé ma vieille Cypriote chercher un renégat calabrais, qui remplit les fonctions de capitaine du port et fait les affaires du marquis Justiniani, pour savoir de lui quels étaient les passagers de cette frégate. Ce bâtiment est aux ordres du duc de Fersen, ex-ambassadeur de Russie auprès de la Sublime-Porte ; il se rend à Toulon avec la princesse sa femme et plusieurs passagers de distinction. C’est M.  et madame de Fersen que j’ai vus hier se promener sur la côte.

Ce matin, vers une heure, j’étais fort mollement étendu sur mon divan, près d’un gros brasero de bois d’aloès, fumant mon nargileh dont Noémi tenait le fourneau… pendant qu’Anathasia jetait quelques parfums dans une cassolette d’argent. Tout à coup les rideaux de la porte de l’appartement crient sur leurs tringles, et je vois entrer Daphné conduisant triomphalement un groupe d’étrangers parmi lesquels était madame de Fersen.

J’aurais étranglé Daphné, car j’étais furieux d’être surpris dans mon costume oriental. J’avais la barbe et les cheveux longs, le cou nu. Je