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sant, tandis que les deux jeunes filles, qui dansaient au son de sa lyre, répétaient son refrain à leur tour.

Voici la traduction de ces paroles ; elles n’ont rien de bien remarquable, et cependant je tressaille à l’accent de langueur passionnée avec lequel j’entends Daphné les chanter : c’est, je crois, un jeune fiancé qui parle à sa fiancée.

« Je suis blessé par ton amour, hélas ! Ah ! jeune fille ! jeune fille ! ton amour me consume, tu m’as frappé au cœur. Laisse-moi posséder tes charmes, et que les flammes dévorent ta dot. Ô jeune fille ! je t’ai aimée de toute mon âme, et tu m’as abandonné comme un arbre fané. »

Noémi et Anathasia semblent mettre en action les paroles de cette chanson par leur pantomime expressive.

La danse de Noémi la brune, qui remplit le rôle de l’amoureux, est virile et résolue, tandis que les poses d’Athanasia, la blonde fiancée, sont timides, suppliantes et chastes, comme celles d’une jeune fille qui fuit ou qui redoute les caresses de son amant.

Noémi est grande et svelte.

Ses cheveux sont châtain clair à reflets dorés ; ses sourcils et ses cils sont très-épais et noirs comme du jais ; elle a les yeux d’un gris d’iris.

Rien de plus voluptueux que l’expression de ces yeux démesurément grands, presque toujours nageant, si cela peut se dire, sous une flamme humide ; son teint brun est peut-être un peu animé ; ses lèvres moqueuses et sensuelles sont peut-être d’un incarnat un peu dur, tant sa pourpre vive et sanguine tranche sur l’émail de ses dents ; son sourire, qui relève les coins de sa bouche fortement ombrée d’un duvet brun, a parfois quelque chose de trop passionné, de trop fougueux ; puis, par une singulière concordance, ses narines très-roses et très-dilatées semblent s’ouvrir davantage à chacun des mouvements qui soulèvent son sein sous l’étroit yellek ou corsage de soie cerise qui le cache à demi ; deux épaisses et longues tresses de cheveux nattées de ruban cerise s’échappent d’un fez de satin de même couleur qui couvre le sommet de sa tête, et tombent plus bas que sa taille souple, ronde, que l’ampleur des hanches de Noémi fait paraître plus fine encore sous sa jupe orange. Enfin, rien de plus agile, de plus nerveux que ses petits pieds chaussés de mules de maroquin rouge brodé d’or.

Anathasia, au contraire, est de petite taille ; ses charmants cheveux blond-cendré, que je lui fais natter et descendre le long de ses joues fraîches et roses comme celles d’un enfant, encadrent à ravir son front de neige ; son teint est d’un éclat éblouissant, et ses doux yeux bleus sous leurs longues paupières semblent réfléchir tout l’azur du ciel d’Ionie.

Lorsque l’ardente Noémi, chantant le rôle du fiancé au désespoir amoureux, s’approche d’elle d’un air suppliant et passionné, la petite Anathasia, vermeille comme une cerise, devient tout à coup sérieuse et prend une candide et adorable expression de pudeur alarmée ; c’est presque avec effroi que, reculant à pas lents, elle joint ses mains charmantes, qu’on dirait du plus pur ivoire.

Anathasia est toute vêtue de blanc… J’avais quelquefois rêvé une sylphide effleurant à peine le gazon du bout de ses pieds délicats. Telle est Anathasia, dont les mignonnes proportions sont de la plus exquise élégance.

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Jamais la nature n’avait réuni sous mes yeux des richesses si variées. Ma fantaisie avait présidé à cet arrangement si complet, qui résumait pour ainsi dire les trésors de la création.

J’étais jeune, tout cela m’appartenait ; ma vie était partagée entre les délices sensuelles et les ravissements de l’intelligence.

Quel autre bonheur pouvais-je rêver, que de vivre toujours dans ce pays enchanteur, dans l’oubli du passé, et dans l’espoir d’un avenir qui, pour moi, serait toujours tel ; car, durant ma vie entière, l’or devait m’assurer la possession des biens souverains que j’avais sous les yeux !

Je me trouve si profondément heureux, que je sens comme un besoin ineffable de rendre grâces à la puissance qui me prodigue tant de félicités.

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CHAPITRE XLII.

Croyance.


Île de Khios, octobre 18…

Je reprends ce journal, interrompu depuis trois mois.

Je l’ai laissé à la description du palais Carina et de ses habitants, description si exacte qu’elle ressemblait assez à l’inventaire d’un architecte ou d’un marchand d’esclaves.

Je consulte mon thermomètre moral. Je me sens très-bien, l’esprit libre et léger.

Je crois rêver quand, relisant quelques pages d’un journal d’autrefois que j’ai apporté de France, je vois que j’ai été triste, rêveur et mélancolique.

Septembre vient de finir ; les pluies qui précèdent toujours ici l’équinoxe commencent à refroidir l’atmosphère. Le vent d’ouest siffle dans les longues galeries du palais. J’ai quitté le rez-de-chaussée pour un logement plus clos et plus chaud.

Je suis abasourdi…

Tout à l’heure, les aras, les paons et les papegeais, déployant toute la sagacité de leur instinct, ont sans doute pressenti le changement prochain de la température, car ces pénétrants oiseaux se sont mis à pousser en chœur des cris affreux… Cette preuve de leur intelligence m’a d’abord prodigieusement agacé les nerfs.

Pourquoi aussi la nature est-elle si inégale dans ses dons ? Plumage éclatant, voix discordante.

Ce n’est pas tout : épouvantés par ce vacarme, les lévriers s’y sont joints et ont hurlé avec fureur. Alors les nains sont venus, à grand renfort de coups de fouet et de glapissements, augmenter ce tapage infernal en voulant le faire cesser…

Je me suis réfugié ici… mais les damnés cris des perroquets me poursuivent encore. Sans doute tous ces charmants accessoires des tableaux qui m’entourent sont merveilleux de couleur et d’éclat… quand ils sont à leur place ; mais je n’aime décidément pas les tableaux hurlants et glapissants.

Des bêtes passons aux humains ; la transition ne sera pas difficile, car mes belles esclaves n’ont pas l’intelligence beaucoup plus développée que les aras et les papegeais, et si parfois elles sont aussi bruyantes qu’eux, leurs cris n’ont pas même l’avantage de m’annoncer la pluie ou le beau temps.

À propos de cris, je suis fâché de la querelle de Noémi et de Daphné ; mais l’excessive violence de ces bonnes créatures tient à leur éducation quelque peu sauvage ; pourtant, malgré ma tolérance, il me semble que donner à sa compagne un coup de couteau dans le bras est un emportement blâmable ; aussi ai-je sérieusement grondé Noémi.

Je soupçonne fort Anathasia la blonde, avec son air enfantin et candide, d’être l’objet de cette jalousie, et d’avoir sournoisement excité ces deux braves filles l’une contre l’autre, comme deux coqs de perchoir. Il est vrai que c’est la vieille Cypriote qui m’a fait ce méchant rapport, et qu’elle déteste tout ce qui est jeune et beau.

Noémi devient d’ailleurs de plus en plus irascible. L’autre jour elle a largement souffleté Chloë, ma jardinière, qui a les dents si blanches et les yeux si noirs… Elle l’a souffletée parce qu’elle avait apporté les fruits trop tard, et que mon dessert en avait été retardé.

Après tout, Noémi a du bon… mais elle est diablement ombrageuse et farouche.

Une chose m’étonne, c’est que ces filles soient complètement insensibles aux beautés de la nature.

À l’aide de mon grec de collège, je suis parvenu à comprendre et à parler passablement le grec moderne. Vingt fois j’ai essayé de faire vibrer en elles quelques cordes poétiques : tout est resté muet.

Rien d’ailleurs de plus inculte, de plus barbare que leur esprit.

À l’exception de quelques chants populaires, elles sont d’une ignorance effroyable, ne sachant ni lire, ni écrire ; leurs rivalités, leurs jalousies, leurs médisances, quelques récits exagérés des cruautés des Turcs font le texte habituel de leur entretien.

Au demeurant, ce sont les meilleures filles du monde.

Je me souviens d’une scène qui peint à merveille les nuances du caractère de mes trois Grecques d’agrément, comme disait le renégat.

Un jour je montais pour la première fois un cheval de Syrie qu’on m’avait amené. Il se défendit, fit une pointe, et se cabra si droit qu’il se renversa sur moi.

Noémi prit une houssine, courut au cheval, le saisit à la bride et le frappa.

Daphné se précipita sur moi pour me secourir.

Anathasia resta immobile, fondit en larmes et s’évanouit…

Il y a quelque temps je voulus éveiller dans l’âme de ces jeunes filles le souvenir de la patrie absente ; souvenir si doux et si précieux aux natures un peu sauvages !

Ce ne fut pas sans hésitation que je tentai cette épreuve ; j’avais comme un remords d’évoquer de pareils regrets, de raviver de pareilles douleurs.

Pauvres filles ! elles vivaient en esclavage, et bien souvent leur pensée errante et mélancolique avait dû aller se reposer tristement sous les beaux ombrages où s’était abritée leur jeunesse ! Pauvres hirondelles prisonnières, elles n’attendaient, hélas ! sans doute, que le moment de regagner leur nid à tire d’ailes…

C’était donc un jeu cruel, je le sentais, que de leur donner un fol espoir ; néanmoins j’assemblai ma maison féminine, et j’annonçai aux douze esclaves que j’allais quitter l’île et les renvoyer dans leurs familles, qui à Samos, qui à Lesbos, qui à Scyros…

Je déclare avec un certain orgueil qu’alors éclatèrent des pleurs, des cris et des sanglots qui n’eussent pas été déplacés aux funérailles d’Achille ou dans la mythologie funèbre de quelque illustre chef albanais.

Daphné s’enveloppa silencieusement la tête dans son voile, s’assit par terre et resta immobile ; on eût dit la statue de la Douleur antique.

Noémi manifesta son désespoir en battant avec rage un des nains noirs qui ricanait méchamment dans un coin ; tandis que la blonde Anathasia, tombant à mes genoux, me prit timidement la main qu’elle baisa en levant vers moi ses beaux yeux bleus baignés de larmes, et me dit d’une voix suave, dans le doux parler d’Ionie : — Ô seigneur ! sei-