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— Mais non pas plus forcé que celui qui menace pour cette nuit, dit le pilote.

— Pour cette nuit ? reprit Williams d’un air incrédule.

— Pour cette nuit, reprit le pilote avec fermeté.

— Quels indices certains avez-vous du temps qu’il fera cette nuit, pilote ?

— La pointe Tamea et les précipices de Kamich sont à cette heure submergés et c’est toujours le signe précurseur d’une grande tempête.

— Ce sont là des terreurs et des superstitions de bonne femme ! s’écria Williams.

Le pilote attacha sur lui ses yeux verts et perçants, haussa légèrement les épaules et sourit.

Lorsque cet homme se prit à sourire, je me crus sous l’obsession d’un rêve ; il me sembla reconnaître les dents blanches, séparées, aiguës du pirate avec lequel j’avais lutté corps à corps lors de l’attaque de la goëlette.


Le capitaine du yacht.

Mon étonnement fut si grand, que je fis tout à coup deux pas en avant en attachant sur le pilote des yeux stupéfaits ; mais celui-ci supporta mon regard avec la plus parfaite impassibilité, et, je l’avoue, je fus obligé de baisser la tête devant son coup d’œil calme et indifférent.

Williams, impatient du silence du pilote, lui dit sans s’apercevoir de ma préoccupation : Mais enfin, que proposez-vous ?

— Si le temps devient trop forcé, comme je n’en doute pas, monsieur, au lieu de risquer de voir le yacht jeté à la côte par la tempête et par les courants, avant qu’il n’ait pu atteindre l’entrée du port de Malte, mon avis est de doubler la pointe de Harrach, et, au lieu d’aborder du côté nord de l’île, d’aborder à la côte sud… au petit port de Marsa-Siroco, où vous trouverez un très-bon mouillage. Si, comme vous le dites, votre goëlette s’élève bien au vent, alors rien ne gênera sa manœuvre une fois sous le vent de l’île… mais au moins, en cas de tempête, elle ne risquera pas d’être jetée à la côte, puisqu’elle aura derrière elle, pour fuir devant le temps, les cent lieues qui séparent l’île de Malte de la côte nord d’Afrique.

— Cette proposition sent trop la timidité, pilote ! s’écria Williams ; une ourque flamande aurait plus de hardiesse. D’ailleurs, milord veut absolument mouiller ce soir dans le port de Malte, et moi je maintiens la chose praticable.

— Alors, il faut l’exécuter vous-même, monsieur, reprit le pilote d’un air impassible ; puis, allant à l’arrière, il dit en anglais aux matelots qui restaient dans sa chaloupe : Holà !… préparez-vous à larguer l’amarre, nous allons retourner à Harrach…

Cette fois encore, en entendant la voix claire et perçante du pilote, sauf la différence d’idiome, il me sembla reconnaître l’accent de l’homme au capuchon noir, qui, un moment avant l’abordage du yacht, avait crié à ses pirates : Ne tirez pas ! à l’abordage !

Williams, voyant que le pilote s’apprêtait sérieusement à partir, lui dit d’attendre un instant, qu’il allait prendre les derniers ordres du lord, et il disparut en effet.

Je restai sur le pont dans une perplexité de plus en plus grande.

Il est vrai que j’étais bien certain de reconnaître la voix et la bizarre disposition de dents de cet homme, mais ceci ne pouvait-il pas être un jeu du hasard ? Quelle apparence qu’un homme blessé et jeté à la mer, il y avait huit jours, fût ce même pilote maltais que je retrouvais vigoureux et dispos ?

Je regardais toujours fixement le pilote ; il ne détournait pas la vue. Sans doute fatigué de cette muette observation, il s’avança vers moi, et me dit résolument : — Que me voulez-vous donc, monsieur ?

— Vous êtes depuis longtemps pilote à Malte ? lui demandai-je.

— Depuis sept ans, monsieur. Et il me montra une large plaque d’argent qu’une longue chaîne du même métal tenait attachée sous son capot.

Sur cette plaque je vis, d’un côté, les armes d’Angleterre et, de l’autre, le nom de Joseph Belmont, pilote royal, no 18.

Mais vous êtes Français ? lui demandai-je en français.

— Oui, monsieur, me répondit-il.

— Mon étonnement était à son comble.

Williams reparut sur le pont, et s’adressant au pilote :

— Allons, faites comme vous l’entendrez… milord y consent.

— La mer devient si grosse, dit le pilote à Williams, que je vais donner l’ordre à mes matelots de quitter leur amarre et de nous suivre à peu de distance.

En effet, l’embarcation, abandonnant le cordage qui la remorquait, navigua de conserve avec le yacht.

La nuit vint…

Selon l’usage, Williams remit au pilote le porte-voix, insigne du commandement.

Les prédictions de cet homme au sujet du temps se réalisèrent bientôt ; car, quoique cette nouvelle direction nous eût mis en quelques bordées sous le vent de l’île, et conséquemment nous eût beaucoup abrités, la tempête augmentait de violence.

Le pilote, debout près du gouvernail, donnait ses ordres avec un calme parfait, et, au dire de Williams, il manœuvrait avec une sagesse et une habileté rares.

En attendant le lever de la lune, qui devait faciliter notre mouillage, nous louvoyions alors parallèlement à la côte méridionale de l’île de Malte.

La nuit était profonde.

Les lampes des boussoles, renfermées dans leurs boîtes de cuivre, formaient une pâle auréole au pied du grand mât. Cette lumière éclairait seulement le timonier et le pilote, tandis que le reste du yacht et de l’équipage demeurait plongé dans une obscurité que le contraste de la lumière faisait paraître plus épaisse encore.

Ainsi reflétés en dessous par cette clarté, à peu près comme le sont les acteurs par la rampe de la scène d’un théâtre, les traits du pilote me parurent avoir un caractère étrange d’audace, de ruse et de méchanceté.

Quoique le temps fût affreux, quoique la proue du yacht fût à chaque instant couverte par les lames furieuses, de temps à autre je vis le pilote se frotter les mains avec une sorte de satisfaction farouche en souriant d’un rire singulier qui montrait ses dents blanches, aiguës et séparées.

Était-ce un sentiment tout contraire, je ne sais… mais dans ce moment il me semblait parfaitement reconnaître le pirate contre lequel j’avais lutté. Cette préoccupation devint telle que, malgré ma résolution de me taire à ce sujet, je ne pus m’empêcher de demander à Williams s’il était bien sûr de cet homme.

— Aussi sûr qu’on peut l’être ! Notre conseil de marine du port de Malte n’accorde jamais de commissions de pilotes qu’à des gens éprouvés… Celui-ci ma montré sa patente ; elle est fort en règle. Tout en lui révèle, d’ailleurs, un excellent marin… et je commence à croire qu’il avait raison. Quoique nous soyons abrités par la terre, vous le voyez, nous ressentons encore si rudement la violence du vent, que cette tempête, renforcée des courants très-rapides qui portent à la côte, aurait bien pu y jeter notre yacht.

— Vous allez trouver mon idée bien étrange, dis-je en hésitant à Williams, mais quelquefois il me semble reconnaître dans ce pilote…

— Qui donc, monsieur ?

— Le capitaine des pirates contre lequel je me suis battu et que je croyais tombé à la mer.