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révélaient sa sollicitude exquise, et dont je me sentais profondément heureux ?

Falmouth me dit toute sa vie ; je ne lui cachai rien de la mienne.

Il avait douze ans de plus que moi ; sa parole convaincue, éloquente, nourrie de l’expérience des hommes et des choses, prenait peu à peu sur mon esprit une autorité singulière.

Rien de plus élevé, de plus grandiose que ses convictions morales ou politiques.

Je restais confondu d’étonnement et d’admiration en découvrant ainsi chaque jour de nouveaux trésors de sensibilité exquise, de haute raison et de savoir éminent, sous les dehors ironiques et froids que Falmouth affectait habituellement.

Que dirai-je ? sous le masque sceptique et railleur du don Juan byronnien, c’était le chaleureux et vaillant cœur du Posa de Schiller, c’était son ardent et saint amour de l’humanité, c’était sa foi sincère dans le bien, c’étaient ses croyances généreuses, ses magnifiques théories pour le bonheur de tous.

Si Falmouth m’avait apparu sous ce nouvel aspect, c’est que pendant nos longs jours de navigation nous avions effleuré, traité, approfondi bien des sujets d’entretien.

Ainsi, j’étais jusqu’alors resté profondément indifférent aux questions politiques ; et pourtant je sentis vibrer en moi de nouvelles cordes, lorsque Henri, encore transporté d’indignation, me racontait les combats acharnés que lui, pair d’Angleterre, avait soutenus dans le parlement contre le parti ultra-tory, qu’il me peignait comme la honte de son pays !

Je ne pouvais rester froid devant l’émotion douloureuse, devant les regrets poignants de Falmouth, qui déplorait la vanité de ses efforts, et surtout la faiblesse coupable avec laquelle il avait abandonné la lutte, alors que la victoire n’était pas désespérée.

J’entre dans ces détails, parce qu’ils amenèrent un des événements les plus pénibles de ma vie.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Depuis deux jours Falmouth me semblait profondément absorbé.

Plusieurs fois je l’avais pressé de me confier le sujet de ses préoccupations ; il m’avait toujours répondu, en souriant, de ne pas m’inquiéter, qu’il travaillait pour nous deux, et que bientôt je verrais le fruit de ses élucubrations.

En effet, un matin Henri entra chez moi d’un air grave, me remit une lettre cachetée et me dit avec émotion : — Lisez ceci… mon ami, il s’agit de notre avenir…

Puis il me serra la main et sortit.

Voici cette lettre…

Voici ces simples et nobles pages, où la grande âme de Falmouth se révèle tout entière.

Quelle fut ma réponse !

Ah !… ce souvenir est abominable…


CHAPITRE XXXV.

La lettre.

LORD FALMOUTH À ARTHUR.
À bord du yacht la Gazelle, 13 juin 18…

« J’aurais pu vous dire tout ce que je vous écris, mon ami ; mais je désire que vous conserviez cette lettre.

« Si les projets dont je vous entretiens se réalisent… un jour nous relirons ceci avec intérêt, en songeant que tel aura été le point de départ de la glorieuse carrière que je rêve pour nous deux.

« Si, au contraire, le sort nous sépare, ces pages vous resteront comme un récit simple et vrai des circonstances qui m’ont inspiré l’attachement que j’ai pour vous.

« Lorsque je vous rencontrai pour la première fois, ce fut à un déjeuner chez M. de Cernay : l’agrément de votre conversation me frappa ; puis, à quelques traits de votre esprit, je vis qu’avec tous les dehors de la bienveillance et de la cordialité, vous deviez pourtant rester à tout jamais séparé des autres hommes par une barrière infranchissable.

« Dès lors, je m’intéressai vivement à vous.

« Je savais par expérience que les caractères excentriques tels que le vôtre souffrent cruellement de l’isolement qu’ils s’imposent ; car ces natures fières, délicates et ombrageuses ne peuvent se fondre dans la masse du monde… se sentant toujours meurtries ou blessantes, leur instinct les porte à se créer une triste solitude au milieu des hommes.

« Je partis pour l’Angleterre sous l’empire de ces idées.

« À Londres, je rencontrai plusieurs personnes qui me parlèrent de vous d’une façon qui me confirma dans mon opinion à votre égard.

« Je vous retrouvai quelques mois après chez madame de Pënàfiel, dont vous étiez très-occupé.

« Comme je partageais alors les préventions du monde contre elle, et que vous ne m’aviez pas encore appris tout ce qu’elle valait, je m’étonnai de vous voir, vous, chercher le bonheur dans une liaison avec une femme d’une légèreté si reconnue ; l’exquise susceptibilité que je vous supposais devant être à chaque instant cruellement froissée dans vos relations avec madame de Pënàfiel.

« Les hommes comme vous, mon ami, sont doués d’un tact, d’une finesse, d’une sûreté extraordinaire qui les empêchent généralement de se méprendre sur les affections qu’ils choisissent : est-ce vrai ? Hélène, Marguerite, n’étaient-elles pas en tout dignes de votre amour ? Aussi, croyez-moi, confiez-vous toujours en aveugle à vos premières impressions.

« Je vous dis cela, parce que je sens combien je vous aime, et qu’il doit être dans votre instinct de m’aimer aussi.

« Pardon de cette parenthèse ; revenons à la marquise.

« Tant que je vous vis heureux, vous ne m’intéressiez que par le mal que j’entendais dire de vous.

« Mais bientôt le déchaînement du monde contre votre bonheur devint si général et si acharné, les calomnies devinrent si furieuses, que je commençai à croire que madame de Pënàfiel méritait votre amour, comme vous méritiez le sien. Plus tard, vous m’avez tout dit, et je reconnus ma première erreur ; puis vint cette cruelle rupture.

« Vous avez bien douloureusement expié vos doutes !  ! qu’ils vous soient pardonnés.

« Lorsque vous m’avez demandé de vous aider à rendre service au mari de votre cousine Hélène, la délicatesse de vos procédés à son égard fut si touchante, que vous grandîtes de beaucoup dans ma pensée ; je ressentis pour vous une estime, une admiration profonde… Oui, mon ami, j’admirai plus encore votre désintéressement que votre manière d’agir… parce que je pénétrais que, par une fatale disposition de votre caractère, vous trouviez moyen de flétrir à vos propres yeux le mérite de cette action, et que vous ne seriez pas même récompensé par votre conscience.

« Depuis longtemps je méditais, par désœuvrement, d’aller en Grèce ; je vous vis si malheureux, que je crus le moment favorable pour vous proposer d’entreprendre ce voyage avec moi. Je l’entourai de mystère pour piquer votre curiosité, et, lorsque je vous vis décidé à m’accompagner, je fus bien heureux.

« Pourquoi si heureux, mon ami ? parce que, sans vous ressembler en tout, le hasard ou les hautes exigences de mon cœur m’avaient fait jusqu’alors méconnaître les douceurs de l’amitié, et que je me sentais attiré vers vous par de grandes conformités de caractère et d’esprit ; parce que je croyais que ce voyage vous serait une utile distraction ; parce qu’enfin je trouvais une précieuse occasion de nouer avec vous des rapports solides et durables.

« Je vis que j’aurais auprès de vous de grandes défiances à vaincre, des doutes bien enracinés à combattre… mais je ne me rebutai pas, je me fiai à la persévérance de mon attachement et à la sagacité de votre cœur ; il vous avait choisi l’amour d’Hélène, de Marguerite ; il devait me choisir, moi, pour votre ami.

« Pourtant, m’apercevant de la lenteur de mes progrès dans votre affection, je craignis quelquefois que vous ne vous fussiez mépris aux dehors de froideur et d’insouciance que j’affectais habituellement. Pourtant, peu à peu la confiance vous vint, et, quelques jours après notre départ de France, nous étions frères…

« Le développement rapide de notre amitié ne me surprit pas ; il y avait entre nous, je croîs, une telle affinité, nos deux âmes étaient pour ainsi dire si vivement aimantées par la sympathie, qu’au premier contact elles devaient se lier à tout jamais.

« Une fois certain de votre affection, j’examinai mon trésor à loisir.

« Je fis comme ces antiquaires qui, maîtres enfin de la rareté qu’ils convoitaient, se délectent dans l’examen, dans l’admiration de ses beautés. Ce fut ainsi que j’appréciai votre savoir, votre sens profond… Ce fut alors que je cherchai à éveiller les grands instincts que je croyais exister en vous.

« Je ne m’étais pas trompé… depuis ces découvertes, vous ne fûtes plus à mes yeux un pauvre enfant nerveux et irritable que l’on aime parce qu’il est faible et parce qu’il souffre, mais un jeune homme fier et hardi, à la forte pensée, à la vaste intelligence, à l’esprit flexible, qui avait tous les défauts de ses qualités éminentes.

« Le mystic sarde nous attaqua : j’eus un horrible pressentiment… je voulais éviter le combat. Cela fut impossible, et je remercie maintenant le destin… car vous êtes presque guéri, et je vous dois la vie.

« Oui, Arthur, je vous dois la vie du corps, car j’existe ; je vous dois la vie de l’âme, car vous êtes mon ami.

« Savez-vous que si je ne connaissais pas la puissance de ma gratitude, je serais effrayé ?

« Depuis longtemps je cherchais le moyen de faire aussi, moi, quelque chose pour votre bonheur, à vous qui avez tant fait pour le mien.

« Ma tâche était difficile vous aviez tout : jeunesse, intelligence, nom, fortune, généreux et noble caractère… Mais je m’aperçus qu’une fatale tendance annihilait de si rares avantages !

« Là était la source de vos malheurs. C’est à cette source que je voulus remonter pour la détourner. Que je le délivre à jamais de ses doutes