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damasquinée, jadis achetée comme objet de curiosité, et qui, dans cette circonstance, devenait une arme excellente, car, en outre de son lourd tranchant, elle se terminait par un fer de lance très-aigu.

Je tâchai de découvrir le mystic ; mais, soit que ce bâtiment eût éteint son feu, soit qu’il eût beaucoup prolongé sa bordée, je ne le revis plus.

L’équipage du yacht avait été promptement armé.

À la lueur des mèches de quelques boute-feu, fichés par leur pointe ferrée dans des seaux remplis d’eau, on voyait les marins chargés du service de l’artillerie, debout auprès des caronades ; d’autres matelots, placés de chaque bord de la goëlette, émargeaient leurs armes, tandis qu’un vieux contre-maître à cheveux gris vint prendre le gouvernail des mains d’un de ses camarades beaucoup plus jeune, et dont l’expérience n’était pas sans doute assez consommée pour remplir ce poste important pendant le combat.

Tout ceci se passait dans le plus profond silence, on n’entendait que le bruit sourd des baguettes sur les bourres ou le retentissement des crosses de fusil sur le pont.

Williams à l’arrière, debout sur son banc de quart, donnait les derniers ordres. Geordy, chargé de la direction de l’artillerie, surveillait cette partie du service.

Falmouth monta sur le pont. Il avait repris son masque d’insouciance habituelle.

— Milord, tout est prêt, lui dit Williams, Votre Grâce veut-elle combattre ce pirate à la voile ou à l’abordage ?

— Qu’est-ce que vous aimez le mieux, du combat à l’abordage ou du combat sous voile ? me demanda Falmouth, comme s’il se fût agi de choisir entre du vin de Bordeaux ou du vin de Madère.

— Cela m’est absolument indifférent, lui dis-je en souriant ; agissons sans cérémonie : confiez-vous au goût de Williams, c’est le plus sûr.

— Que penses-tu, Williams ? demanda Falmouth.

— Que, nous tenant sous voile, avec l’artillerie du yacht de Votre Grâce, nous pouvons écraser ce mystic sans qu’il nous puisse approcher… ni nous faire grand mal ; car je ne suppose pas qu’il ait embarqué d’artillerie…

Et l’abordage ? demanda Falmouth.

— Je crois, milord, assez connaître l’équipage du yacht pour être certain qu’après une bonne mêlée, les pirates seront repoussés, ou peut-être même que leur mystic restera en notre pouvoir. Mais, s’écria tout à coup Williams en indiquant un point blanc du bout de sa longue vue, le mystic a viré de bord ; voici qu’il revient sur nous, milord.

En effet, je vis bientôt apparaître dans l’obscurité les voiles blanches du mystic, qui s’approchait rapidement.

J’armai ma carabine, je mis ma hache près de moi, et j’attendis…

Je me rappelle parfaitement ce que je vis dans mon rayon d’action, n’ayant pas eu, je l’avoue, le courage de m’isoler assez de mes préoccupations personnelles pour embrasser l’ensemble de cette scène meurtrière.

J’étais debout à l’arrière et à bâbord du yacht.

À quelques pas devant moi, au pied du mât d’artimon, me tournant le dos, un vieux matelot manœuvrait le gouvernail. Williams, sur son banc de quart, donnait quelques ordres à un contre-maître qui l’écoutait le chapeau à la main. Falmouth, monté sur un canon, tenant d’une main les haubans, de l’autre son fusil, regardait dans la direction du mystic.

Le plus profond silence régnait à bord du yacht : ce fut un moment d’attente grave et solennel…

Quant à moi, ce que j’éprouvai me rappela beaucoup, qu’on excuse cette comparaison puérile, l’émotion inquiète que je ressentais dans mon enfance lorsque je m’attendais de minute en minute à ce qu’un coup de fusil fût tiré dans le courant d’une pièce de spectacle.

Puis, faut-il avouer une autre pauvreté de mon caractère ? jamais je n’avais affronté aucun péril sans m’en être à l’instant représenté toutes les chances funestes. Ainsi, dans le duel dont j’ai parlé, duel qui fut acharné… bien acharné, je songeais, non pas à la mort, mais aux mutilations hideuses qui suivent une blessure ; au moment de cet abordage, j’avais les mêmes préoccupations… Je me voyais avec horreur, privé d’un bras ou d’une jambe, devenir ainsi pour tous un objet de pitié répulsive.

Un léger coup sur l’épaule me tira de ces réflexions.

Je me retournai : Falmouth, sans interrompre le Rule Britannia qui sifflait entre ses dents, me montra du bout de son fusil quelque chose de blanc à l’horizon, qui s’approchait de plus en plus…

Je commençai à distinguer parfaitement le mystic.

Tout à coup je fus ébloui par une nappe de lumière qui un moment éclaira l’horizon, la mer et tout ce que je voyais du yacht… En même temps j’entendis la détonation successive de plusieurs armes à feu et le gémissement des balles qui passèrent près de moi.

Au bruit sec, à l’espèce de pétillement dont la détonation fut suivie, à quelques éclats de bois qui tombèrent à mes pieds, je m’aperçus que les balles s’étaient logées soit dans la mâture, soit dans la muraille du navire.

Mon premier mouvement avait été de me reculer, mon second fut d’ajuster et de tirer dans la direction du mystic… mais la réflexion me retint.

Mon impatience, ma curiosité devinrent alors extrêmes ; je dis curiosité, parce que ce mot seul me semble bien exprimer l’impatience avide qui m’agitait.

Je sentais mes artères battre violemment, le sang m’affluer au cœur et mon front rougir.

À peine la détonation avait-elle longuement retenti… que le mystic sortit d’un épais nuage de fumée, ayant une de ses voiles à demi-carguée.

C’était un spectacle étrange.

À l’incertaine clarté de la lune, le corps de ce navire et ses cordages se dessinaient en noir sur le nuage blanchâtre que le vent poussait vers nous.

Un instant après, le mystic prolongea la goëlette de l’arrière à l’avant, presque à la toucher.

Éclairé par le fanal, l’homme au capuchon noir tenait toujours le gouvernail ; d’une main il manœuvrait le timon, de l’autre il montrait le yacht, et je l’entendis crier en italien aux pirates qui se pressaient tumultueusement à son bord : — Ne tirez plus… À l’abordage ! à l’abordage !

D’après la manœuvre des pirates, l’abordage devant sans doute avoir lieu à droite, tout l’équipage du yacht se précipita de ce bord.

Les canonniers saisirent les cordes qui répondaient aux batteries des caronades.

J’ajustai l’homme au capuchon noir que j’avais parfaitement bien au bout de ma carabine.

Au moment où je pressais la détente, Williams s’écria : — Feu partout !

Je tirai, mais je ne pus voir l’effet de ma balle.

Une forte explosion ébranla le yacht. C’étaient les quatre caronades de tribord chargées à mitraille qui venaient de faire feu presque à bout portant sur le mystic pirate, au moment sans doute où il abordait le yacht, car celui-ci reçut un choc si violent que je fus presque renversé.

Plusieurs balles sifflèrent autour de ma tête.

Un corps lourd tomba derrière moi, et j’entendis Falmouth me dire d’une voix affaiblie :

— Prenez garde à vous !

Je me retournai vers lui avec inquiétude, lorsqu’un homme portant le bonnet catalan sauta sur le pont, me prit d’une main à ma cravate et de l’autre me tira un coup de pistolet de si près que l’amorce me brûla les cheveux et la barbe.

Un mouvement brusque que je fis en me rejetant en arrière dérangea le coup, qui partit par-dessus mon épaule. Je tenais ma carabine à la main, encore chargée d’un coup ; au moment où le pirate, voyant qu’il m’avait manqué, me frappait à la tête avec la crosse de son pistolet, je lui appliquai le canon de ma carabine en pleine poitrine, et je tirai.

La commotion fut si forte que j’en eus le bras engourdi.

Le pirate tourna violemment sur lui-même, trébucha sur moi et tomba sur le dos en faisant quelques bonds convulsifs.

Je me reculai, et je marchai sur quelqu’un ; c’était sur Falmouth, qui gisait au pied du grand mât.

— Vous êtes blessé ? m’écriai-je en me précipitant sur lui.

— Je crois que j’ai quelque chose comme la cuisse cassée ; mais ne vous occupez pas de moi, s’écria-t-il. Prenez garde ! voilà un autre de ces brigands qui monte, je vois sa tête. Faites-lui face, ou vous êtes perdu.

À l’aspect de Falmouth étendu sur le pont, j’eus le cœur brisé.

Je ne songeai pas un moment au danger que je pouvais courir ; je voulus avant tout arracher Henri à une mort certaine, car, se trouvant ainsi sans défense, il devait être infailliblement massacré.

Heureusement j’avisai le panneau de l’arrière, qui n’avait pas été refermé (c’était une ouverture de trois pieds carrés qui communiquait dans le salon commun). Je pris aussitôt Falmouth par-dessous les bras, et je le traînai jusqu’à cette ouverture malgré sa résistance, car il se débattait en criant :

— Voilà ce brigand monté. Il va sauter sur vous !

Sans répondre à Falmouth, et usant de ma force, je l’assis sur le bord du panneau, ses jambes pendantes dans l’intérieur, et je lui dis : — Maintenant laissez-vous glisser, vous serez du moins en sûreté.

— Le voilà ! il est trop tard. Vous vous perdez en me sauvant ! s’écria Falmouth avec un accent déchirant.

Comme il disait ces mots, je le fis, par un dernier effort, glisser dans l’intérieur de la chambre, où il n’avait plus rien à craindre.

Tout ceci s’était passé en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire.

J’étais encore baissé, un genou à terre, lorsqu’une main de fer me saisit au cou, un genou vigoureux s’appuya sur mes reins, et en même temps on me porta un coup violent à l’épaule. Ce coup fut suivi d’une fraîcheur aiguë.

Ma hache était sur le pont, à ma portée ; je la saisis, et, tout en faisant un effort désespéré pour me relever, je lançai derrière moi, et au hasard, un coup furieux qui atteignit sans doute mon adversaire, car ma hache s’arrêta sur un corps dur, et la main qui m’étreignait me lâcha tout à coup.

Je pus alors me redresser.

À peine étais-je debout que l’homme au capuchon noir, qui m’avait