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moi, de bruit, d’éclat, d’animation ! Quoique concentré, le bonheur rayonnait en moi. Je me sentais gai, causant, aimable, tant le contentement nous grise ; aussi le monde, avec toutes ses joies et toutes ses splendeurs, me paraissait le seul théâtre digne de ma félicité.

Avant de me rendre à une ou deux soirées, je suis allé aux bouffes pour entendre le deuxième acte d’Otello. J’ai vu madame de V* seule dans sa loge.

Elle était, comme toujours, charmante et mise à ravir.

Rien de plus délicieux qu’une jolie figure de femme se détachant, ainsi lumineuse et souriante, sur le fond toujours très-obscur de ces premières loges de face.

Dans l’entr'acte, j’ai été faire une visite à madame de V*. Elle m’a reçu à merveille ; je dirais presque avec une coquetterie très-provoquante, si elle n’était pas, pour ainsi dire, née coquette et provoquante comme d’autres naissent blondes ou brunes. Rien d’ailleurs de plus brillant, de plus original, de plus fou que son esprit ; disant tout, mais avec une grâce si piquante, une malice en apparence si naïve, qu’elle se fait tout pardonner.

Elle a commencé par m’attaquer très-vivement sur mes assiduités constantes auprès de certaine belle marquise, disant que cette marquise devait s’estimer très-heureuse d’être presque de ses ennemies, parce que, sans cela, elle, madame de V*, aurait peut-être jeté un grand trouble dans notre amour.

— Comment ! parce que vous êtes son ennemie, vous vous abstenez de cette vengeance ?

— Sans doute, on réserve ordinairement ces bonnes perfidies-là pour ses amies intimes, et c’est très-dommage, a-t-elle ajouté en riant comme une folle ; car, si je l’avais bien voulu, je vous aurais rendu en vingt-quatre heures amoureux de moi, mais amoureux à lier.

— Mais c’est fait depuis longtemps, et sans que vous vous soyez donné la moindre peine pour cela, ai-je dit. Puis, à travers mille galanteries très-empressées, je lui ai vanté le charme de ces amours éphémères, de ces rencontres de cœur, autrefois si communes et si ravissantes, mais de nos jours malheureusement si rares ; rencontres charmantes, sans veille ni lendemain, qui ne laissaient dans la vie qu’un souvenir unique, mais divin.

— Je ne suis pas de votre avis, a-t-elle ajouté fort gaiement ; en fait de perles… j’aime mieux un collier qu’une bague.

— Oui, madame ; mais toutes les perles d’un collier sont égales, d’une forme monotone, tandis que certaines perles inestimables par leur singularité même ont plus de valeur à elles seules que tout un collier.

— C’est pour cela sans doute, monsieur, que vous m’avez toujours paru si parfaitement précieux et singulier.

Grâce à mille autres folies, Otello passa, je le dis à ma honte, presque inentendu. On commençait à quitter les loges : — Allons, dit madame de V*, mon mari va encore me laisser seule pour la sortie.

— Votre mari, cela se concevrait presque… car il n’y a guère que les riches qui ignorent leurs trésors ; mais, ce qui m’étonne, c’est que…

Et, comme j’hésitais, elle me dit très-délibérément : — C’est que M. de *** ne soit pas là pour me donner le bras et demander mes gens ; est-ce cela que vous voulez dire ?

— C’est justement cela que, par une féroce envie, une jalousie de tigre, je ne voulais pas dire du tout.

— Je l’ai envoyé à la chasse pendant huit jours pour le remettre en grâce avec moi, a repris négligemment madame de V* ; car il a l’absence délicieuse.

— Délicieuse pour tous, car je lui devrai de jouir d’un charmant privilège, si vous acceptez mon bras pour sortir.

— Mais, certes, j’y comptais bien.

— Et mes privilèges ne se borneront-ils, hélas ! qu’à cette faveur ?

— Vous êtes un curieux et un indiscret.

— Soit, pourvu qu’après avoir été curieux comme le désir, je puisse être indiscret comme le bonheur.

— Mais, a-t-elle ajouté sans me répondre et me faisant remarquer une femme souverainement ridicule, voyez donc cette pauvre madame de B. On dit qu’elle a les yeux bêtes… Quelle sottise ! je les trouve, moi, les plus spirituels du monde ; car ils ont l’air de vouloir sortir de sa vilaine figure.

J’oublie une foule d’autres observations pleines de malice, le tout dit en riant très-haut, elle sur une marche de l’escalier, moi sur une autre.

Enfin, au moment de me quitter, elle m’a rappelé qu’il y avait bien longtemps que je n’étais venu voir ses dessins, qu’elle était fière de ses progrès, et qu’elle tenait à m’en faire juge.

— Mais je serai ravi, madame, d’aller critiquer ou admirer tant de merveilles ; seulement, comme je suis très-sévère, je me trouverais gêné par la présence d’un tiers pour vous dire franchement mon avis ; aussi vous devriez bien, pour cela, faire fermer votre porte aux importuns.

— Mais c’est un tête-à-tête, un rendez-vous que vous me demandez là, monsieur.

— Absolument, madame.

— Et mes gens ?

— Vous direz que vous n’y êtes que… pour votre notaire.

— Et vous consentiriez à passer…

— Pour un notaire, pour un procureur, pour tout ce que vous voudrez ; je prendrai, s’il le faut, un paquet de papiers, des lunettes vertes, et nous causerons alors très-impunément et surtout très-longuement… d’affaires.

— De testament ? par exemple.

— Certes, de celui de ce pauvre ***, dont je voudrais être si éperdument à cette heure le légataire universel.

— Ah ciel ! que vous voilà bien dans l’esprit de votre rôle ! s’est écriée madame de V*.

On vint lui annoncer sa voiture.

— Eh bien ! lui ai-je dit en l’accompagnant, attendrez-vous votre notaire demain à trois heures ?

— Qu’il vienne, il le verra.

— N’allez-vous pas ce soir au concert de madame T*** ?

— Non, je rentre chez moi.

— Comment, sitôt ?

— Oui, pour mettre quelques affaires en ordre, ayant demain une grave entrevue avec le plus détestable et le plus importun des hommes de loi.

En disant ces mots, et toujours riant aux éclats, elle a monté en voiture.

Je suis revenu sous le péristyle attendre la mienne ; là, j’ai été accosté par le gros Pommerive, qui, passant près de moi, m’a dit : — Déjà infidèle !… C’est bien tôt… ou bien tard…

Je haussai les épaules en souriant.

Je suis allé à ce concert. Trop de foule. Pour moi, la musique est sans charme si je ne l’entends pas commodément. En rentrant chez moi, je viens de trouver une longue et tendre lettre de Marguerite.

Dans notre conversation de ce matin, je lui avais avoué ma passion pour les violettes de Parme. J’en trouve deux corbeilles véritablement colossales dans mon salon.

Ce souvenir, cette prévenance délicate m’a touché, m’a ravi, mais ne m’a pas fait véritablement rougir de mon empressement auprès de madame de V*, que j’ai trouvée d’un éclat et d’une vivacité charmante.

Je lis pourtant avec amour la lettre de Marguerite ; elle est tendre et bonne, pleine d’une charmante mélancolie ; elle se félicite de cette longue soirée passée seule avec mon souvenir. En post-scriptum, elle me rappelle que demain à trois heures nous devons nous retrouver chez mademoiselle Lenormand pour savoir notre avenir.

C’est justement à trois heures que j’ai promis à madame de V* d’aller voir ses dessins ; que faire ? Je ne puis certainement pas mettre en balance mon affection profonde et vraie pour Marguerite avec le caprice très-vif, mais sans doute éphémère, que je ressens pour madame de V*, aussi jolie, aussi séduisante que légère et coquette.

Mais je suis assuré de l’affection de Marguerite ; c’est un amour sincère et durable ; le goût passager que j’échangerai peut-être avec madame de V* ne portera d’ailleurs aucune atteinte à cette intimité tendre et sérieuse.

Avec une femme aussi inconstante, aussi variable que madame de V*, une occasion perdue peut ne plus se rencontrer, le hasard est son dieu. J’irai donc demain chez elle. Je vais trouver une excuse pour remettre notre partie d’avenir avec Marguerite chez mademoiselle Lenormand à après-demain. Que prétexter ? une affaire… de notaire ? Non, ce serait une perfidie puérile… Pourtant, que dire ?

Enfin je m’y résigne ; mais je vais par compensation écrire à Marguerite la lettre la plus passionnée.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

J’ai relu cette lettre tout à l’heure écrite par moi à madame de Pënàfiel. Cette lettre est bien, pleine de cœur, de tendresse, de passion, et cela n’est pas feint, c’est vrai, profondément senti, éprouvé. Chose étrange ! et je songe fermement à la tromper, et pourtant jamais peut-être mon amour pour elle n’a été plus vif et plus sincère. Je n’ai aucune raison de me mentir à moi-même, je m’écoute penser… Cela est vrai, j’aime Marguerite plus que je ne l’ai jamais aimée ; naguère j’aurais reculé peut-être devant quelques sacrifices ; à cette heure j’irais au-devant de tous ceux qu’elle me pourrait demander, et pourtant, je le répète, je songe à la tromper !

Cette idée me cause-t-elle honte, remords, regret ? Non.

Hésité-je un instant à la pensée que Marguerite peut être instruite de cette infidélité et en ressentir un profond chagrin ? Non.

Est-ce que j’éprouve pour madame de V* aucun sentiment noble et élevé ? Non. C’est un désir ardent, qui me semble devoir être aussitôt éteint qu’il a été promptement allumé.

Et pourtant, chose étrange ! je me le redis encore, il me semble aimer davantage Marguerite. Pourquoi cette progression de sentiment ? N’est-ce pas une illusion, un fantôme trompeur évoqué par la con-