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qu’il s’agit d’un secret bien extraordinaire… Rien de plus simple que ce que vous allez entendre, c’est seulement la preuve de cette vérité : — Que si le monde pénètre presque toujours les sentiments faux et coupables, jamais il ne se doute un instant des sentiments naturels, vrais et généreux.

— Ah ! quelle honte… quels remords pour moi… d’avoir partagé tant de stupides et méchants préjugés ! Pourquoi n’ai-je pas toujours écouté l’instinct de mon cœur qui me disait : Crois en elle ! Avec quel orgueilleux bonheur, seul peut-être, j’aurais lu dans votre âme si noble et si pure !


Une loge à l’Opéra.

— Consolez-vous, mon ami, c’est moi qui vais vous y faire lire ; n’est-ce pas vous prouver que j’ai en vous plus de confiance que vous n’en avez vous-même ? Si je veux tout vous dire… n’est-ce pas vous montrer enfin que vous êtes peut-être la seule personne à l’estime de laquelle je tienne ? Aussi, en vous expliquant l’apparente singularité de ma vie, si dénaturée par la médisance, j’espère, je désire, je veux à l’avenir pouvoir penser tout haut devant vous. Mais cet aveu exige quelques mots sur le passé ; écoutez-moi donc, je serai brève parce que je serai vraie. Très-riche héritière, libre de mon choix, gâtée par les hommages qui s’adressaient autant à ma fortune qu’à ma personne, à dix-huit ans je n’avais rien aimé. Dans un voyage que je fis en Italie avec monsieur et madame de Blémur, M. de Pënàfiel me fut présenté. Quoique fort jeune encore, il était ambassadeur d’Espagne à Naples, dans des circonstances politiques fort difficiles ; c’est vous dire assez la supériorité de son esprit. Joignez à cela ces traits, et elle me montra le médaillon, un charme d’entretien extraordinaire, une rare solidité de principes, une extrême noblesse de caractère, un goût parfait, des connaissances nombreuses, un tact exquis dans tous les arts, un nom illustre, une grande fortune, et vous le connaîtrez. Je le vis, je l’appréciai, je l’aimai. Rien de plus simple que les incidents de notre mariage ; car toutes les convenances se trouvaient réunies. Seulement, quelque temps après notre première entrevue, il me supplia de lui dire si je l’autorisais à demander ma main, désirant, bien que je fusse absolument libre de mon choix, de m’éviter jusqu’à l’ennui d’une démarche inopportune de la part de mon oncle. Je lui dis naïvement la joie que me causerait sa demande, mais qu’à mon tour j’avais une prière à lui faire, c’était de quitter une carrière qui devait toujours l’éloigner de la France, et de me promettre d’abandonner l’Espagne. Sa réponse fut noble et franche. — Je puis, me dit-il, vous sacrifier avec bonheur mes rêves d’ambition, mais non les intérêts de mon pays. Une fois ma mission accomplie, je retournerai à Madrid remercier le roi de sa confiance, lui rendre compte, je l’espère, du succès de ma négociation, et puis je serai absolument à vous, à vos moindres désirs. Il agit ainsi qu’il me l’avait dit : il obtint ce que voulait son gouvernement, alla faire à Madrid ses adieux au roi, revint, et nous fûmes mariés. Je ne vous parlerai qu’une fois de mon bonheur pour vous dire qu’il fut immense et partagé… Mais, comme aux yeux du monde les convenances de cette union étaient, je vous l’ai dit, aussi parfaites que possible, le monde ne voulut voir là qu’un mariage absolument de convenances.

— Cela est vrai, c’est du moins ce que j’ai toujours entendu dire ; on ajoutait même que, tout en restant dans les meilleurs termes avec M. de Pënàfiel, votre existence était, ainsi que cela arrive souvent, presque étrangère à la sienne.


Le parloir.

— Tel faux, hélas ! tel absurde que fût ce bruit, il devait avoir créance ; car notre bonheur était si simple et si naturel, que le monde, presque toujours étranger aux sentiments vrais, ne pouvait y croire ; puis, nous mettions naturellement, d’ailleurs, une sorte de mystère dans notre félicité : ainsi, comment la société, habituée à vivre de médisance ou de scandale, pouvait-elle un moment supposer qu’une jeune femme et un mari charmant, tous deux d’une position et d’une naissance égales, iraient s’adorer et vivre absolument l’un pour l’autre ? Hélas ! rien n’était plus vrai pourtant…