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tre moitié… prenez mon âme (ce morceau d’âme dépareillée a des moustaches ou des favoris énormes). — Arrivé à un certain degré, l’amour coupable devient un devoir sacré, etc., etc. » Car, je vous fais grâce, madame, d’une foule d’autres excellents raisonnements qui généralement ne trompent pas plus celles qui les admettent que ceux qui les font. — Mais le lendemain de notre terrible loi, mais lorsqu’il s’agirait d’amende, quelle différence ! Comme, après tout, ces jolis paradoxes de la veille pourraient bien finir par une forte somme à débourser, et que cette somme réduirait d’autant ce luxe et ce bien-être, qui sont le nécessaire d’une vie essentiellement positive dont l’amour n’est que le dernier superflu ; — vous verriez les hommes, tout à coup devenus sérieux, gourmés, dignes, s’effarouchant du moindre entretien avec une femme, s’ils se trouvent un peu trop écartés du cercle ; enfin, prudes et sauvages comme des pensionnaires devant leur supérieure, vous les entendriez s’écrier tout à coup, pour qu’on les entende bien, et de leur voix la plus solennelle, de cette voix rogue qu’ils réservent pour parler politique, refuser des services, et, plus tard, gronder leurs femmes et leurs enfants : « — Après tout, la société ne vit que par les mœurs. — Il faut bien s’arrêter à quelque chose. — Il est des devoirs qu’un galant homme sait et doit respecter. — J’ai eu une mère ! — Je serai père un jour. — Il n’y a de véritables joies que dans la satisfaction de la conscience, etc. » Car je vous fais encore grâce, madame, d’une foule d’autres formules plus ou moins morales, qui, dès qu’il s’agirait d’amende, pourraient très-fidèlement et très-brutalement se traduire par ceci : « — Mesdames, vous êtes sans doute on ne peut pas plus charmantes ; mais j’aime beaucoup aussi ma loge à l’Opéra, mon hôtel, ma table, mon écurie, mon jeu, mon voyage aux eaux ou en Italie tous les ans, mes tableaux, mes objets d’art ; or, risquer un peu de tout cela pour quelques moments d’une félicité… aussi rare… qu’elle est enivrante… Non ! »

— C’est infâme, dit la marquise ; sur cent hommes il n’y en a pas un qui penserait ainsi !

— Permettez-moi, madame, d’être d’un avis absolument opposé : je crois, de nos jours, les hommes impitoyablement attachés au bien-être confortable et matériel, et pouvant, et sachant, et voulant lui sacrifier tout, et, bien plus que tout le reste, ce qu’on appelle une passion de cœur.

— Vous pensez cela ? me dit madame de Pënàfiel avec un étonnement profond. Vous pensez cela ? Et quel âge avez-vous donc, monsieur ?

Cette question me parut si étrange, si peu convenable, et il était d’ailleurs si difficile d’y répondre sans être extrêmement ridicule, que, m’inclinant respectueusement, je dis à tout hasard :

— Mon étoile m’a assez favorisé, madame la marquise, pour me faire naître la veille du jour de votre naissance…

Madame de Pënàfiel fit un mouvement de hauteur impatiente, et me dit d’un très-grand air : — Je vous parle sérieusement, monsieur !

— Et c’est aussi très-sérieusement, madame, que j’ai l’honneur de vous répondre ; la question que vous avez daigné m’adresser m’est une preuve d’intérêt trop hautement flatteur pour que je n’y réponde pas comme je dois.

— Mais comment savez-vous mon âge ? me demanda madame de Pënàfiel avec une sorte de curiosité très-étonnée.

— D’ici à bien des années, madame, lui dis-je en souriant, ce secret ne devra pas vous inquiéter, et j’ose espérer vivre assez longtemps dans vos bonnes grâces pour l’avoir oublié lorsqu’il devra l’être…

À ce moment, un éternuement d’autant plus sonore qu’il avait été puissamment comprimé, éclata dans la région du jeune étranger, qui, selon la prédiction de lord Falmouth, n’avait pas cessé de feuilleter depuis une heure le même album dans le plus profond silence. Ce bruit fit faire un bond de surprise à madame de Pënàfiel, qui détourna vivement la tête, et fut toute confuse d’apercevoir là M. de Stroll.

Mais elle lui fit des excuses si gracieuses sur l’oubli où elle avait paru le laisser, que le jeune baron trouva sa conduite toute naturelle, et parut même se savoir assez bon gré d’avoir éternué aussi fort.

Il était tard, je me retirai.

J’attendais ma voiture dans un des premiers salons, quand lord Falmouth et M. de Stroll vinrent aussi demander leurs gens.

— Eh bien ? me dit lord Falmouth, que pensez-vous de madame de Pënàfiel ?

Soit fausse honte de sembler être déjà sous le charme, soit dissimulation, je lui répondis en souriant : « Mais madame de Pënàfiel me semble avoir une extrême simplicité de manières, un esprit candide et dénué de toute prétention, un naturel enchanteur, et dire enfin tout naïvement ce qu’elle pense.

— Eh bien ! sur ma parole, me répondit lord Falmouth avec son ironie grave, vous avez bien jugé, aussi vrai que nous sommes en plein midi, au milieu d’une épaisse forêt, à entendre le ramage des oiseaux. Puis il ajouta sérieusement : — Ce qu’il y a d’infernal chez elle, c’est la fausseté… Je suis sûr qu’elle ne pense pas un mot de tout ce qu’elle nous a dit à propos de Byron et de Scott… car elle a du cœur… comme cela, ajouta-t-il en frappant du bout de sa canne la base d’un colossal vase du Japon plein de fleurs situé près de lui, ou bien encore, tenez, dit-il en prenant dans le vase un beau camélia pourpre qu’il me montra, elle ressemble encore à ceci : couleur et éclat, rien de plus ; pas plus d’âme que cette fleur n’a de parfum. Après tout, quand elle veut, elle cause à ravir. Mais où il faut l’entendre, dit-on, c’est quand quelqu’un sort de chez elle… comme elle le met en pièces ! Un de ces jours nous ferons cette partie-là ; vous sortirez, je resterai, et je vous dirai ce qu’elle aura dit de vous, à charge de revanche…

À ce moment nos voitures avancèrent, lord Falmouth allait commencer sa nuit au salon ; après avoir hésité un instant à l’y accompagner, je rentrai chez moi.

Malgré le jugement de lord Falmouth et ce que je lui avais dit moi-même sur madame de Pënàfiel, je l’avais trouvée fort naturelle, et sa façon de voir sur Byron m’avait surtout beaucoup et profondément frappé ; car il m’avait semblé pénétrer sous ce langage de sourds élans du cœur, quelques cris de douleur morale comprimés, qui me firent beaucoup réfléchir, parce qu’ils me parurent vrais, et absolument opposés au caractère qu’on prêtait à madame de Pënàfiel.



CHAPITRE XVIII.

Des bruits du monde et de la coquetterie.


Il n’est souvent rien de plus difficile, pour ne pas dire impossible, que de défendre avec quelque succès dans le monde une pauvre jeune femme qui a le malheur de se trouver, non-seulement très-haut placée et par son nom et par sa fortune, mais encore d’avoir une figure charmante, un esprit remarquablement distingué, des talents et une instruction très-étendue.

Dès que l’insolente réunion de ces rares avantages a déchaîné le monde contre elle, ses actions les meilleures comme les plus indifférentes, ses qualités, sa grâce, tout lui est opposé avec un art d’une incroyable perfidie, et on ne se montre un peu bienveillant que pour ses défauts.

Rien de plus triste à observer que les effets contradictoires de ce dénigrement acharné ; car si cette femme, contre laquelle on s’élève avec une haine si unanime, a une maison hautement recherchée, on s’y presse, aucune avance ne coûte pour y être admis ; lui reproche-t-on des légèretés ? qu’importe, toutes les femmes la reçoivent et lui amènent leurs filles, sans doute pour leur enseigner de bonne heure cet édifiant oubli des outrages… qu’on a prodigués, et des calomnies… qu’on a répandues soi-même.

Ces réflexions me viennent à propos de madame de Pënàfiel ; car peu à peu je m’étais habitué à la voir souvent, et bientôt presque chaque jour.

Ainsi que cela arrive d’ordinaire, je l’avais trouvée absolument autre qu’on ne la jugeait. On la disait hautaine et impérieuse, je ne l’avais trouvée que digne ; ironique et méprisante, je ne l’avais jamais entendue adresser ses railleries ou ses dédains qu’à des sujets bas et méprisables ; méchante et haineuse, elle m’avait paru bonne et pitoyable ; fantasque, bizarre et morose ; quelquefois seulement je l’avais vue triste.

Maintenant, cette différence si marquée entre ce que je voyais et ce que j’avais entendu dire devait-elle être attribuée à la profonde dissimulation qu’on reprochait à madame de Pënàfiel ? Je ne le sais.

J’ignore si J’étais fort épris de madame de Pënàfiel, mais je ressentais pour elle, à mesure que je la connaissais plus intimement, un très-vif intérêt, causé autant par son charme, par son esprit, par ses qualités, par la naïveté même de certains défauts qu’elle ne contrariait pas, que par l’acharnement avec lequel le monde l’attaquait sans cesse ; acharnement contre lequel je m’étais souvent et très-durement élevé.

Ce n’est pas sans quelque fierté que je me rappelle cette circonstance, rien n’étant plus ordinaire que la lâcheté moutonnière avec laquelle on se joint aux médisants pour déchirer ses amis absents.

D’ailleurs, j’avais peu à peu découvert la fausseté de mille bruits absurdes auxquels, du reste, j’avais ajouté foi tout des premiers.

Ainsi, lorsque je pus causer un peu confidemment avec madame de Pënàfiel, je lui avouai très-franchement que sa présence à cette course fatale où M. de Merteuil avait été tué m’avait semblé au moins étrange.

D’un air fort étonné elle me demanda pourquoi.

Je lui dis que M. de Merteuil et M. de Senneterre étant fort de ses amis, en un mot, extrêmement de ses adorateurs…

Mais, sans me laisser le temps d’achever, elle s’était écriée que c’était une insigne fausseté ; qu’elle recevait M. de Merteuil et M. de Senneterre ses jours habituels ; qu’elle ne les voyait presque jamais le matin ; qu’ignorant le danger de ce défi, elle était allée à cette course comme à toute autre, et que, si elle n’était pas restée jusqu’à la fin, c’est qu’elle avait eu froid.

À cela je lui opposai le bruit, et conséquemment la conviction publi-