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ou blonds, elle fit très-naturellement descendre la conversation des hauteurs scientifiques où elle l’avait d’abord montée jusqu’aux vulgarités de la toilette du jour, et l’entretien se généralisa…

J’avoue que ces différentes transitions furent ménagées très-habilement par madame de Pënàfiel, et que toute autre qu’une femme d’un esprit fait, abondant, adroit et rompu au monde y eût échoué.

J’étais loin d’être étonné, car je ne m’attendais pas à trouver chez elle de la candeur et de l’inexpérience ; aussi, déjà las de ce creux bavardage, et sentant bien que ce ne serait ni là ni à cette heure que je pourrais observer à mon aise ce caractère qu’on disait singulier, je me levai pour sortir inaperçu à la faveur d’une visite qui entrait, lorsque madame de Pënàfiel, près de qui j’étais, me dit, au moment où l’on apportait l’urne et les plateaux dans un autre petit salon : — Monsieur, ne prendrez-vous pas une tasse de thé ? Je m’inclinai et je restai.

Il y avait ce soir-là un grand bal chez un de ces étranges complaisants qui, sous la condition expresse qu’on voudra bien leur permettre de rester dans leurs salons pour regarder les fêtes qu’ils donnent, prêtent à la bonne compagnie, qui accepte fort cavalièrement, leur hôtel, leurs gens et leur souper.

Presque toutes les visites de prima-sera de madame de Pënàfiel s’y rendaient ; j’étais assez incertain de savoir si j’irais aussi, lorsque le plus heureux hasard voulut qu’on annonçât lord Falmouth.

Je ne l’avais pas revu depuis son départ si brusque pour aller parler à la chambre des lords sur une question de l’Inde qui lui semblait piquante. Il y avait une si grande différence entre son esprit original et celui de la plupart des gens que je voyais habituellement, que je me décidai à rester plus longtemps que je n’avais d’abord voulu à l’hôtel de Pënàfiel.

Après le thé, nous nous trouvâmes donc seuls, madame de Pënàfiel, lord Falmouth et moi ; j’oubliais, inaperçu derrière le fauteuil de la marquise, dans un coin écarté du salon, un jeune étranger de distinction, le baron de Stroll, qui semblait très-timide, et, par contenance, feuilletait depuis une demi-heure le même album : le jeune baron était très-rouge, avait les yeux fixes et serrait convulsivement son chapeau entre ses genoux ; lord Falmouth, me le montrant, me dit tout bas, de son air gravement moqueur, ces mots si connus du vizir Maréco au sultan Schaabaam, qui regarde des poissons rouges : « — Soyez tranquille, il en a là au moins pour une bonne heure. »

Madame de Pënàfiel n’avait pas aperçu cet étranger, je le répète, placé derrière le très-haut dossier de son fauteuil, près d’une table couverte d’albums ; car elle faisait trop bien les honneurs de chez elle pour l’avoir ainsi laissé esseulé.

Madame de Pënàfiel commença par adresser de très-gracieux reproches à lord Falmouth sur ce qu’elle le rencontrait si peu. À quoi il répondit modestement qu’il était par malheur si outrageusement bête et d’une niaiserie si terriblement communicative, que, sur cent personnes avec lesquelles il voulait causer, une ou deux avaient à peine l’esprit assez robuste pour résister à la contagion de sa bêtise, et ne pas devenir aussi stupides que lui au bout d’un quart d’heure d’entretien ; funeste influence dont il se désespérait avec l’humilité la plus comique, se reprochant d’avoir ainsi fait un nombre infini de victimes, dont il citait les noms, comme preuves vivantes de la fatalité de son destin.

— Ah ! madame la marquise ! disait-il en secouant la tête d’un air désolé, j’ai fait, comme vous voyez, bien du mal par ma bêtise !

— Sans doute, et vous êtes surtout très-blâmable de n’avoir fait le mal qu’à demi, puisque vos victimes ressuscitent en ennuyeux de toutes sortes, dit madame de Pënàfiel ; et malheureusement l’espèce en est aussi variée qu’abondante et fâcheuse. C’est qu’en vérité je ne sais rien de plus physiquement douloureux que la présence d’un ennuyeux, reprit-elle ; il y a dans la détestable influence qu’il vous fait subir malgré vous quelque chose de pénible… de doublement attristant, comme serait le remords… d’une méchante action qu’on n’aurait pas faite.

— Moi, dit lord Falmouth, je vous demande grâce pour l’épouvantable sottise de ma triviale comparaison ; mais on n’est pas maître de ses impressions. Eh bien ! quand il m’arrive de subir un ennuyeux, j’éprouve absolument la même sensation que si j’entendais scier un bouchon ; oui, c’est une espèce de grincement sourd, ébréché, inarticulé, monotone, qui me fait parfaitement comprendre la férocité de Tibère et de Néron… Ces tyrans-là avaient surtout dû être extrêmement ennuyés par leurs courtisans.

— Moi, j’avoue mon faible, dis-je ; j’aime beaucoup… les ennuyeux. Oui, quand vous causez avec une personne spirituelle, ce n’est jamais sans regret que vous voyez arriver la fin de l’entretien… tandis que dans une conversation avec un ennuyeux… oh ! il y a un moment rare, unique, précieux, qui vous paye bien au delà de ce qu’il a pu vous faire souffrir : c’est le moment… où la Providence vous l’ôte !…

— Le fait est, dit lord Falmouth, que, considéré comme discipline ou mortification, on en peut tirer parti… Mais n’importe, si on pouvait tous les anéantir d’un mot, d’un seul mot… auriez-vous la philanthropie de le dire, madame la marquise ?

— Les anéantir ? dit madame de Pënàfiel, les anéantir tout à fait ? physiquement ?

— Certes, pour les anéantir spirituellement… il n’y faudrait pas songer… Je parle de les anéantir bel et bien, en chair, en os et en cravate, dit lord Falmouth.

— Le fait est qu’ils ne sont guère que cela !… mais… le moyen serait violent… D’un autre côté, si, en disant un seul mot… C’est bien tentant ! reprit la marquise.

— Un seul mot, lui dis-je ; en prononçant, je suppose, votre nom, madame, comme on se sert d’un nom béni pour chasser le diable.

— Mais ce serait un épouvantable massacre, dit-elle.

— Eh bien, madame, est-ce qu’il n’est pas reconnu, avéré, que l’ennui est de son côté massacrant ! dit lord Falmouth. Ainsi, pas de scrupule ; et après, vous verrez comme vous respirerez à votre aise, comme vous sentirez l’atmosphère raréfiée, dégagée de ses miasmes pesants qui provoquent des bâillements si douloureux, comme vous irez partout librement et sans crainte.

— Allons, je crois que je dirais : Plus d’ennuyeux ! reprit la marquise ; car, en vérité, c’est une iniquité perpétuelle ; il faut toujours être à regarder où l’on met sa conversation, et c’est une préoccupation intolérable. Mais vous me faites songer avec ces folies à un très-singulier conte que j’ai lu dernièrement dans un vieux livre allemand, et qui pourrait servir de pierre de touche ou de thermomètre à l’égoïsme humain, si chacun voulait répondre avec franchise à la question posée dans ce conte. Il s’agit tout uniment d’un pauvre étudiant de Leipsick, qui, en désespoir de cause, invoque le mauvais esprit ; il lui apparaît, et voici le singulier marché qu’il lui propose : « — Chaque vœu que tu feras sera satisfait, mais à cette condition, c’est que tu prononceras tout haut ce mot : Sathaniel ; et à chaque fois que tu prononceras ce mot, un de tes semblables, un homme enfin, mourra dans un pays lointain ; « tu n’assisteras ni à son agonie ni à sa mort, et personne au monde que toi ne saura que la réalisation d’un de tes désirs a coûté la vie à un de les pareils. » — Et je pourrai choisir le pays, la nation de ma victime ? dit l’étudiant. — Certes. — Touchez là, maître, marché fait, dit-il au démon. — Or, ce fut aux dépens des Turcs, qui faisaient alors le siège de Belgrade, que l’étudiant satisfit tous ses vœux, qui ne dépassèrent pas plus de cinquante à soixante mille Turcs. Le conte est vulgaire, reprit la marquise ; mais je voudrais savoir si beaucoup d’humains, sûrs du secret, résisteraient à la tentation de prononcer le mot fatal, s’il s’agissait de réaliser ainsi un vœu bien ardemment désiré ?

— C’est tout bonnement ce qu’on appelle, je crois, un homicide véniel, dit lord Falmouth ; et quant à moi, reprit-il, si le désir en valait la peine, c’est-à-dire s’il s’agissait de l’impossible… par exemple d’avoir le bonheur d’être distingué par vous, madame la marquise, certes, je ne regarderais pas à l’existence de quelque obscur habitant… du Groenland, par exemple, d’un Lapon, parce que c’est plus petit, et que le péché serait sans doute moins grand…

La marquise sourit en haussant les épaules, et me dit : — Et vous, monsieur, pensez-vous que le plus grand nombre hésiterait longtemps entre son désir et le mot fatal ?

— Je crois qu’il y aurait si peu d’hésitation, madame, et même de la part des gens les plus honorables, comme on dit, que si dans notre âge d’or le malin esprit proposait un tel marché, dans huit jours le monde deviendrait une solitude, et peut-être que vous-même, madame, vous, lord Falmouth et moi, nous serions immolés bientôt à un caprice d’un de nos amis intimes, qui, au lieu de se donner la peine d’aller penser jusqu’au Groenland, nous ferait la grâce de nous traiter en voisin.

— Mais j’y songe, dit lord Falmouth ; supposez qu’en effet les caprices et les désirs de l’humanité, à force de se satisfaire ainsi aux dépens d’elle-même, l’aient réduite de telle sorte qu’il ne reste plus que deux personnes sur un coin de terre ; un homme qui aimerait passionnément une femme qui le détesterait ! et que Satan, suivant son système, lui dise : « — Mon marché est toujours le même ; prononce le nom redouté, elle t’aimera, mais aussi elle mourra, et tu répondras de sa mort ; » — l’homme devrait-il dire le mot fatal, s’il est amoureux ?

— Prononcer le nom serait prouver qu’on aime bien éperdument, dis-je à lord Falmouth.

— Oui, si l’on est croyant catholique, reprit madame de Pënàfiel, parce que l’amour serait alors acheté au prix des peines éternelles ; sans cela, c’est de l’égoïsme féroce.

— Mais, madame, permettez-moi de vous faire observer que, puisqu’il s’agirait de Satan, il est évident que tout se passerait entre catholiques.

— Monsieur a raison, reprit lord Falmouth, et sa réflexion me rappelle l’exclamation d’espoir et de bonheur de ce malheureux naufragé qui, échappé de la noyade, s’écrie en voyant une potence dressée sur la terre où il aborde : « Dieu soit loué ! je suis au moins dans un pays civilisé ! » Mais, ajouta lord Falmouth, sérieusement, n’est-ce pas à se désespérer, quand on songe qu’il y a de nos jours des gens assez heureusement, assez magnifiquement doués pour passer encore trois ou quatre heures tous les matins à chercher à voir le diable !… à faire des évocations et des invocations !… J’ai dernièrement trouvé un de ces bienheureux-là, rue de la Barillerie… Il est, je vous assure, pénétré de la conviction la plus profonde qu’il réussira un jour, et j’avoue que je