Page:Sue - Atar-Gull et autres récits, 1850.djvu/171

Cette page a été validée par deux contributeurs.

CHAPITRE XIV.

Un ami.


Cinq ou six jours après cette soirée où j’avais vu madame de Pënàfiel à l’Opéra, M. de Cernay entra chez moi un matin de l’air du monde le plus rayonnant.

— Eh bien, me dit-il, elle est partie ! Elle a quitté Paris hier ! au cœur de l’hiver ; cela vous paraît singulier, n’est-ce pas ? Mais il n’en pouvait être autrement ; le scandale avait aussi semblé trop prodigieux. Le monde a des lois qu’on ne brave pas impunément.

— Comment cela ? lui dis-je. Pourquoi madame de Pënàfiel a-t-elle ainsi quitté Paris ?

— Il est probable, reprit-il, que quelques-uns de ses parents, par respect et convenance de famille, l’auront charitablement avertie qu’en attendant que la mauvaise impression causée par sa ridicule et subite passion pour Ismaël et par la mort de Merteuil fût apaisée, il serait convenable qu’elle allât passer quelque temps dans une de ses terres ; contre son habitude, elle aura cédé à ces conseils pour se guérir sans doute de son amour dans la solitude…

— Vous ne lui avez donc pas présenté Ismaël, ainsi qu’elle vous en avait prié ?

— Impossible, reprit le comte, il est sauvage comme un ours, capricieux comme une femme et têtu comme une mule, je n’ai jamais pu le décider à m’accompagner à l’hôtel de Pënàfiel ; aussi, comme je vous le disais, je crois que c’est bien plutôt le dépit que le respect humain qui aura décidé du voyage de madame de Pënàfiel.

J’avoue que ce départ si subit, dans une pareille saison, me paraissait tout aussi étrange que la demande de madame de Pënàfiel à M. de Cernay de lui présenter Ismaël. Aussi, voulant, tout en continuant un sujet d’entretien qui m’intéressait, couper court à des propos qui devenaient aussi incompréhensibles que révoltants, je dis au comte :

— Quel homme était-ce donc que M. le marquis de Pënàfiel ?

— Un très-illustre et très-puissant seigneur d’Aragon, grand d’Espagne et ambassadeur à Rome ; c’est là qu’il vit, pour la première fois, mademoiselle de Blémur, aujourd’hui madame de Pënàfiel ; elle faisait un voyage d’Italie, avec son oncle et sa tante.

— Et le marquis était-il jeune ?

— Trente ou trente-cinq ans au plus, me dit le comte ; avec cela, fort beau, fort agréable, très-grand seigneur en toutes choses ; et, pourtant, ce ne fut pas un mariage d’inclination, mais seulement de convenance. M. de Pënàfiel avait une fortune colossale, mademoiselle de Blémur était aussi prodigieusement riche, orpheline et maîtresse de son choix ; pourquoi se décida-t-elle à ce mariage sans amour ? On l’ignore. Le marquis avait toujours eu le désir de s’établir en France ; une fois les paroles échangées, il se rendit à Madrid pour remettre son ambassade dans les mains du roi, quitta pour jamais l’Espagne, et vint à Paris, où il épousa mademoiselle de Blémur. Mais, après deux ans de mariage, il mourut d’une assez longue maladie en ie dont le nom diabolique m’est échappé.

— Et avant son mariage, que disait-on de mademoiselle de Blémur ?

— Bien qu’elle fût jolie comme les amours, elle commençait déjà à paraître insupportable à cause de sa coquetterie, de ses manières affectées, et surtout de ses prétentions à la science… dignes des femmes savantes, car elle avait forcé son oncle, qui était son tuteur et n’avait de volonté que celle de sa nièce, de lui donner des maîtres d’astronomie, de chimie, de mathématiques, que sais-je ! Aussi, grâce à cette belle éducation, mademoiselle de Blémur se crut le droit de se montrer très-méprisante et très-moqueuse envers les hommes qui ignoraient de ces savantasseries-là. Or, vous jugez des amis que ces impertinentes railleries devaient lui faire ; ce qui ne l’empêchait pas d’être adulée, entourée, flagornée, car, après tout, on supporte bien des choses de la part d’une héritière de quatre cent mille livres de rentes, qu’on sait d’un caractère à ne suivre que son goût ou son caprice pour se marier ; aussi son union avec un étranger commença-t-elle déjà à lui faire autant d’ennemis qu’il y avait d’aspirants à sa main…

— Je le conçois, tant de patience et de soupirs perdus ! Mais d’ailleurs rien n’était plus patriotique que cette inimitié, répondis-je au comte en souriant, ce mariage n’étant d’ailleurs absolument que de convenance, m’avez-vous dit, bien que M. de Pënàfiel fût fort agréable.

— Ils semblaient du moins, reprit M. de Cernay, vivre très-en froid l’un avec l’autre ; seulement, lors de la maladie du marquis, madame de Pënàfiel se montra très-assidue près de lui ; mais, entre nous, qu’est-ce que cela prouve ?

— Tout au plus qu’elle aurait été très-assidue, ou plutôt fort hypocrite, car, avant comme après son veuvage, on lui a reconnu sans doute beaucoup d’adorateurs heureux ?

— On lui en suppose beaucoup du moins, et il est clair qu’on ne se trompe pas, dit le comte ; mais elle est si fine, si adroite ! n’écrivant jamais que des billets du matin très-insignifiants. Quant à Ismaël, c’est une folie incompréhensible qui sort de ses habitudes et qui ne s’explique que par la violence d’un caprice insurmontable ; on parle aussi de déguisements, d’une petite maison qu’elle aurait dans je ne sais quel quartier perdu. En un mot, il est bien évident pour tous les gens sensés que, si madame de Pënàfiel n’avait qu’une seule et honorable affection, elle ne la cacherait pas ; tandis qu’au contraire, à l’abri de ces mille bruits contradictoires qui promènent de l’un à l’autre les soupçons du monde, il est hors de doute qu’elle se livre sourdement à toutes ses fantaisies. Et puis enfin pourquoi est-elle si coquette ? pourquoi chercher autant à plaire ? Si vous allez chez elle, vous le verrez. Or, quand on a un tel besoin, une telle rage de paraître charmante, on ne se contente pas d’admirations désintéressées.

— Mais, dis-je à M. de Cernay, le vainqueur de cette lutte, qui par son retentissement a dû déranger fort les habitudes mystérieuses de madame de Pënàfiel, M. de Senneterre, que devient-il ?

— Oh ! dit le comte, Senneterre est sacrifié, indignement sacrifié ; car, à part sa folle passion pour Ismaël, par esprit de contradiction, madame de Pënàfiel est capable de pleurer le mort et de détester le survivant ; ce qui le prouve du reste, c’est que maintenant Senneterre a le bon goût et le tact de soutenir qu’il ne s’est jamais occupé de madame de Pënàfiel, et qu’elle est absolument étrangère à ce défi ; oui, il répète maintenant à qui veut l’entendre qu’il n’a engagé ce malheureux pari avec Merteuil que par entraînement d’amour-propre. Ils avaient, dit Senneterre, tous deux déjeuné chez lord ***, et en sortant de chez lui chacun se prit à vanter les rares qualités de son cheval ; l’exaltation s’en mêla, et enfin ce fatal défi fut la conclusion de leur entretien. Le lendemain, étant plus de sang-froid, dit-il encore, ils reconnurent le danger ; mais alors ils craignirent de paraître reculer devant le péril, et par la bravade maintinrent leur pari… Tout cela est bel et bon ; mais, outre que ce n’est pas vrai, pour moi du moins, qui ai su la véritable cause de ce défi, vous m’avouerez que ce n’est guère probable. Après tout, Senneterre, instruit des bruits fâcheux qui courent sur madame de Pënàfiel, agit en galant homme en niant tout à cette heure.

Bien des années ont passé sur ces souvenirs, et je me demande comment de pareilles puérilités ont pu me rester aussi présentes à la mémoire. C’est que, tout en se rattachant à un cruel événement de ma vie, elles m’avaient aussi frappé par leur pauvreté même, comme le type le plus exact et le plus vrai d’un certain ordre de sujets de conversation, d’examen, de discussion, de louanges, d’attaques et de médisances, qui tour à tour occupent absolument et très-sérieusement les oisifs du monde. Que, si cette affirmation semble exagérée, qu’on se rappelle l’entretien d’hier ou celui d’aujourd’hui, et on reconnaîtra la vérité de ce que j’avance.

Mais, pour revenir à M. de Cernay, comme après tout il y avait dans les propos absurdes dont il se faisait le bruit et l’écho une apparence de logique plus que suffisante pour mettre en paix la conscience de la calomnie, je ne tentai pas de défendre madame de Pënàfiel auprès du comte. D’ailleurs je croyais pénétrer le but et la cause de son dénigrement si acharné contre elle, car ces bruits, qui tenaient en émoi la bonne compagnie de Paris depuis cinq ou six jours, n’avaient pas évidemment d’autre auteur que lui.

Quant à ce nouvel et long entretien sur les antécédents et le caractère de madame de Pënàfiel, je ne le répète que parce qu’il cadrait parfaitement avec tout ce que j’en avais entendu dire, et qu’il résumait à merveille ce que le monde pensait de cette femme singulière.

— Il faut espérer, dis-je au comte, que Paris ne sera pas longtemps privé d’une femme aussi précieuse pour les sujets de conversation que semble l’être madame de Pënàfiel ; car, depuis cinq ou six jours, on doit au moins lui rendre cette justice qu’elle en a fait elle seule tous les frais.

— Vous désirez son retour, je parie ? me dit M. de Cernay en m’interrogeant d’un regard curieux et pénétrant.

— Sans le désirer très-vivement, je ne vous cache pas que madame de Pënàfiel inspire, sinon l’intérêt, du moins la curiosité.

— Allons, de la curiosité à l’intérêt il n’y a qu’un pas, de l’intérêt à l’amour un autre pas ; en un mot, je suis sûr que vous serez amoureux fou de madame de Pënàfiel. Mais prenez bien garde ! me dit le comte.

— Malgré tous les dangers qu’il peut y avoir, je désirerais vivement, lui dis-je, réaliser votre prédiction, car je ne sais rien de plus heureux au monde qu’un homme amoureux, même lorsqu’il aime sans espoir.

— C’est justement pour cela que j’ai voulu vous mettre bien au courant du véritable caractère de madame de Pënàfiel, afin que vous sachiez au moins à quoi vous en tenir si vous lui étiez présenté ; vrai, je ne voudrais pas vous voir rendu malheureux par elle, me dit le comte avec une expression de si parfaite bonhomie que je ne sais en vérité si elle était feinte ou réelle. — Entre gentilshommes, ajouta-t-il, ce sont de ces services qu’on se doit rendre ; mais, tenez, franchement, il faut l’intérêt inexplicable que vous m’inspirez, il faut tout le désir que j’ai de vous être utile