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Pylade en femmes. Ah çà, que leur conte-t-il donc, en regardant madame de Pënàfiel, avec tous ces gestes ridicules ? Quels rires elles font ; mon Dieu que cet homme-là est platement bouffon ; à son âge, c’est révoltant…

À la pantomime de M. de Pommerive, je reconnus facilement l’histoire d’Ismaël, qui allait ainsi faire le tour de la salle.

— Ah çà, me dit M. de Cernay en souriant, bien que je ne sache pas du tout le pourquoi anti-matrimonial de madame de Pënàfiel, je suis assez de ses amis pour vous présenter à elle si vous le désirez, et si elle y consent, ce dont je n’ose vous répondre… elle est si fantasque ! mais comme je vais lui faire une visite… voulez-vous que je lui parle de vous ?

Songeant aussitôt à tout ce que cette demande aurait de souverainement ridicule, et du mauvais goût dont elle serait si madame de Pënàfiel m’avait entendu la défendre, et craignant que M. de Cernay ne fit cette démarche, je lui dis très-vivement et d’un air fort sérieux :

— Pour un motif que je désire garder secret, je vous prie, je vous supplie même très-positivement de ne pas prononcer mon nom à madame de Pënàfiel.

— Vraiment ! dit le comte en me regardant attentivement, et pourquoi ? quelle idée !

— Je vous prie encore une fois très-sérieusement de n’en rien faire, répétai-je en accentuant les mots de façon que M. de Cernay comprît que je désirais véritablement qu’il ne fût pas question de moi.

— Soit, me dit-il, mais vous avez tort, car rien que ses coquetteries sont inappréciables à voir chez elle…

Il sortit, et j’allai faire aussi quelques visites dans la salle à plusieurs femmes de ma connaissance. — Le bruit du soir, et on ne parlait que de cela, était que madame de Pënàfiel avait causé la mort de M. de Merteuil, et qu’elle s’était éprise subitement d’Ismaël.

Aux femmes qui me racontèrent ceci avec de nombreuses variations et de grandes exclamations sur une si épouvantable sécheresse de cœur et une conduite aussi légère, je répondis (présumant, ce qui était vrai, que ces belles indignées étaient fort assidues aux fêtes de madame de Pënàfiel), je répondis d’un air non moins éploré qu’en effet rien n’était plus odieux, plus épouvantable, mais qu’heureusement, grâce à ce haut respect que le monde conservait toujours pour sa propre dignité et pour les convenances, cette marquise éhontée, qui s’éprenait si furieusement des Turcs, allait être bien punie de sa conduite abominable, car de ce jour sans doute aucune femme n’oserait ni ne daignerait mettre les pieds à l’hôtel de Pënàfiel ; puis je saluai, et je revins dans ma loge.

J’y trouvai M. de Cernay et M. du Pluvier, qui avait terminé le matin sa promenade involontaire par une chute sans danger.

— Ah ! par exemple, voilà qui devient trop fort, me dit le comte.

— Encore quelque noirceur de madame de Pënàfiel.

— Vous croyez rire… J’arrive dans sa loge… devinez qui madame de Pënàfiel me prie de lui présenter ?

— Je ne sais…

— Devinez ?… Quelque chose de bizarre… d’inouï… d’inconcevable… de prodigieux…

— Quelque chose d’inouï… de bizarre… répéta M. du Pluvier en réfléchissant.

— Ce n’est pas vous, du Pluvier, lui dit le comte, soyez tranquille ; puis s’adressant à moi : — Voyons, devinez ?

— Je ne sais.

— Ismaël…

— Ismaël !

— Lui-même.

— Oh ! la belle histoire ! s’écria du Pluvier ; ah ! je vais joliment la raconter !

J’avoue que ce que me dit le comte me surprit tellement, qu’à mon tour je demandai à M. de Cernay si ce n’était pas une plaisanterie ; il me répondit très-sérieusement, et même comme s’il eût été singulièrement piqué de la demande de madame de Pënàfiel :

— Ah ! mon Dieu, non ; elle n’a pas fait tant de façons ; elle m’a dit d’un air très-dégagé, pour cacher sans doute, et par le ton et par l’expression, l’importance qu’elle mettait à sa demande ; — Monsieur de Cernay, votre Turc est assez original, il faut que vous me l’ameniez…

— Elle vous a dit cela sérieusement ?

— Très-sérieusement… je vous en donne ma parole.

Cette affirmation me fut faite d’une manière si grave par le comte que je le crus.

M. du Pluvier partit comme une flèche pour raconter cet autre trait de folie de madame de Pënàfiel, et à la sortie de l’Opéra ce nouveau détail compléta de reste toute cette belle médisance.

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J’allai faire une visite d’ambassade, et je rentrai chez moi.

— Dès que je pus réfléchir en silence, je sentis que cette journée m’avait douloureusement attristé. Je connaissais le monde ; mais cet amas de faussetés, de sottises, de médisances, ce dénigrement acharné contre une femme qui d’ailleurs semblait l’autoriser par deux ou trois actions que je ne pouvais m’expliquer et qui décelaient du moins une inconcevable légèreté de conduite, ces hommes qui en disaient mille méchancetés odieuses et allaient à l’instant même se confondre auprès d’elle en hommages serviles, tout cela, en un mot, pour être d’une turpitude vieille comme l’humanité, n’en était pas moins misérable et repoussant.

Pourtant, par une contradiction étrange, malgré moi je m’intéressais à madame de Pënàfiel, par cela même qu’elle était dans une position beaucoup trop élevée pour que tous ces bruits odieux arrivassent jusqu’à elle. Car ce qu’il y a d’affreux dans les calomnies du monde, qui s’exercent sur les gens dont la grande existence commande le respect ou plutôt une basse flatterie, c’est qu’ils vivent au milieu des médisances les plus haineuses, c’est que l’air qu’ils respirent en est imprégné, saturé, et qu’ils ne s’en doutent pas.

Ainsi ce soir-là il était impossible, en voyant les sourires gracieux des femmes, les salutations empressées des hommes qui accueillaient madame de Pënàfiel à la sortie de l’Opéra, il était impossible qu’elle pût supposer la millième partie des odieux propos dont elle était l’objet.

Je le répète, tout cela était misérable et me laissa dans un état de tristesse navrante.

Je venais cependant de passer une journée de cette vie de délices, comme on dit, de cette existence de luxe, que le plus petit nombre des gens même du monde peuvent mener, et je me trouvais toujours avec un vide effrayant dans le cœur !

Puis, suivant le cours de mes pensées, je comparai cette vie médisante, creuse, stérile et fardée, à l’existence vivifiante, épanouie, généreuse, que je menais à Serval ! Pauvre vieux château paternel ! Horizon paisible et souriant, vers lequel mon âme se tournait toujours lorsqu’elle était chagrine ou meurtrie !

Oh ! quels remords désespérants j’éprouvais en songeant à Hélène, que j’avais perdue par un doute infâme ! à cette noble fille si adorable sous son auréole de candeur, et si chastement bercée dans son atmosphère d’angélique pureté, que rien n’avait jamais ternie ! mais qu’un matin… hélas !… un seul matin, son amour pour moi avait doucement décolorée !… Hélène ! Hélène ! une de ces natures divines qui naissent et meurent, comme le cygne dans la solitude d’un lac transparent, ignorées et sans taches !

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Et puis, descendant de cette sphère de pensées qui rayonnaient d’un éclat si pur et si virginal, je voulais échapper aux poignants souvenirs qu’elles soulevaient en moi ! Je cherchais quelque espoir vague et lointain d’en distraire un jour mon cœur, et je songeai à l’intérêt involontaire que déjà je portais à madame de Pënàfiel. Mais je sentis aussi que pour cette femme horriblement calomniée sans doute, mais à jamais souillée par tant d’outrages, il me serait toujours impossible d’éprouver cet amour ardent, profond et saint, dont on est fier comme d’une noble action !

Le monde, en portant une atteinte fangeuse à la réputation d’une femme, ce voile irréparable, pudique et sacré, qui se déchire d’un souffle, cette première fleur de la vie si délicate et si éthérée ; le monde, par ses accusations infâmes, flétrit non-seulement la vertu de cette femme, mais il détruit pour toujours l’avenir de son cœur ; il la prive même désormais de la triste consolation d’inspirer un amour dévoué, sincère et durable ! Il la livre presque malgré elle au dégradants caprices des liaisons changeantes, sans respect et sans foi ! Car quel est celui qui verrait en elle, si honteusement soupçonnée, autre chose qu’une charmante fantaisie, le désir de la veille, le plaisir du jour, et l’oubli du lendemain ? Quel est celui qui, près d’elle, oserait se livrer à ces élans de passion et de confiance entraînante, dans lesquels on dit à la seule femme digne de ces secrets les joies, les tristesses, les délires, les mystères, les ravissements de l’âme qu’elle remplit, et que Dieu seul pourrait pénétrer ? Quel est celui qui ne craindrait pas, au milieu de l’ivresse de ces épanchements, d’entendre l’écho railleur et désolant de tant de sordides calomnies, prodiguées à cette femme aux pieds de laquelle il irait se mettre, lui, si pieusement à genoux ?

Quelle religion peut-on avoir enfin pour l’idole qu’on a vue tant de fois et si indignement outragée ?

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