Page:Sue - Atar-Gull et autres récits, 1850.djvu/165

Cette page a été validée par deux contributeurs.

et Parisienne au delà de toute expression ; de plus, très-grande dame et alliée aux meilleures maisons de France ; elle est veuve, et son mari, le marquis de Pënàfiel, était Espagnol.

— Allons, dis-Je au comte en riant à mon tour, il est bien à vous de jeter un intérêt aussi romanesque, aussi fantastique sur une course dont vous êtes juge ; il y aurait de quoi y faire courir tout Paris…

— Mais je vous parle fort sérieusement, me dit-il d’un air en effet très-grave.

— Mais sérieusement, si je crois qu’une femme ne puisse empêcher, après tout, deux fous de faire d’aussi dangereuses folies, je ne concevrai jamais qu’une femme du monde aille assister à un pareil défi, lorsqu’elle sait en être l’objet : c’est s’exposer au blâme, au mépris général.

— D’abord, madame de Pënàfiel s’inquiète souvent fort peu du qu’en dira-t-on, et puis elle seule sait être la cause de cette espèce de duel.

— Mais, en admettant qu’elle ne songe pas que ce secret peut être trahi par l’événement, elle fait toujours preuve d’une cruauté froide et abominable.

— Oh ! c’est bien aussi le cœur le plus sec et le plus dur qu’on puisse imaginer ; avec cela vingt-cinq ans à peine et jolie comme un ange.

— Et pourquoi n’avez-vous pas dissuadé ces deux intrépides jeunes gens de ce dangereux défi ? car, si le but en est connu, ainsi que vous le présumez, toute leur délicate générosité sera doublement perdue.

— D’abord, me dit le comte, ils ne m’ont pas confié leur secret, c’est un très-singulier hasard qui m’en a rendu maître ; ainsi je ne pouvais me permettre de leur faire la moindre observation sur une particularité que je n’étais pas censé connaître ; quant à insister beaucoup sur les dangers de la course, c’était presque mettre leur courage en doute, et je ne le pouvais pas ; mais, s’ils m’avaient consulté, je leur aurais dit qu’ils agissaient comme deux fous ; car, en voyant une course aussi dangereuse, on ne pourra se l’expliquer par le pari de deux cents louis, qui en est l’objet apparent ; on ne risque pas presque assurément sa vie pour deux cents louis dans la position de fortune où ils sont tous deux ; aussi, en recherchant le motif caché d’un pareil défi, pourra-t-on très-facilement arriver à découvrir la vérité… et cela causera un éclat détestable pour madame de Pënàfiel.

— Et il est bien avéré que cas messieurs s’occupaient d’elle ? demandai-je au comte. — Très-avéré, tout le monde le dit, et pour moi, qui connais depuis longtemps madame de Pënàfiel, ma plus grande certitude vient, à ce sujet, de l’indifférence affectée avec laquelle elle paraît les traiter ; car elle est pour certaines choses d’une rare et profonde dissimulation.

Il y avait, je le répète, dans tout ce que me disait M. de Cernay, un si singulier mélange de vraisemblance et d’étrangeté que je ne pouvais me résoudre à le croire ou à ne pas le croire. — Il faut, lui dis-je, que vous m’affirmiez aussi sérieusement tout ce que vous venez de me dire là pour que je regarde madame de Pënàfiel comme étant du monde… mais qui voit-elle donc ?


Ismaël.

— La meilleure et la plus haute compagnie en hommes et en femmes, car elle a une des plus excellentes maisons de Paris, une fortune énorme, et elle reçoit d’une façon vraiment royale ; de plus, son salon fait loi en matière de bel esprit, ce qui n’empêche pas madame de Pënàfiel d’être généralement détestée selon ses mérites.

— Et quelle femme est-ce, à part cela ? elle est donc spirituelle ?

— Infiniment, mais son esprit est très-méchant, très-mordant, et puis avec cela dédaigneuse, capricieuse, impérieuse à l’excès, habituée qu’elle est à voir tout fléchir devant elle ; parce qu’après tout, certaines positions sont tellement hautes qu’elles s’imposent bon gré mal gré. Il est inutile de vous dire que madame de Pënàfiel est d’une coquetterie qui passe toutes les bornes du possible… et pour achever de la peindre, elle a les prétentions les plus incroyablement ridicules… Devinez à quoi ? aux sciences sérieuses et abstraites ? aux arts ? que sais-je ? — Oh ! c’est, je vous assure, une femme à la fois étrange, charmante et ridicule… comme je suis fort de ses amis, je vous proposerais bien de vous présenter à elle, en vous prévenant toutefois qu’elle est aussi curieuse que dangereuse à connaître ; mais elle est si bizarre, si fantasque, que je ne puis vous assurer d’être agréé, car elle refuse aujourd’hui ce qu’elle désirerait demain.

— Mais, dit le comte en regardant la pendule, le temps nous presse, voici deux heures ; demandons nos voitures.

Et il sonna.

Nous sortîmes. — Le mirobolifique attelage de M. du Pluvier avança le premier, et le petit homme s’y précipita triomphalement en manquant le marchepied.

Il me semblait remarquer depuis quelques minutes sur le visage de M. de Cernay une sorte de curiosité sans doute causée par son désir de voir si j’étais digne (par mes chevaux du moins) de graviter autour de sa brillante planète.

Quand mon cabriolet avança, M. de Cernay y jeta un coup d’œil de connaisseur ; tout cela était fort simple, fort peu voyant, le harnais tout noir ; mais le cheval bai-brun, de grande taille et d’un modèle parfait, avait des actions presque pareilles à celles du fameux Coventry[1].

— Diable ! mais cela est tenu à merveille, et vous avez certainement là le plus beau cheval de cabriolet de tout Paris ! — me dit M. de Cernay d’un ton approbateur où il me parut percer une nuance d’envie.

De ce moment je jugeai que le comte me plaçait décidément très-haut dans son esprit. Son phaéton avança ; il y prit place avec Ismaël.

Il est impossible de décrire l’élégance, la légèreté de cette délicieuse voiture vert clair, à rechampis blanc ; non plus que l’ensemble et le bouquet de son charmant attelage, composé d’un cheval gris et d’un cheval alezan de taille moyenne. Tout était à ravir, jusqu’aux deux petits grooms absolument du même corsage et de la même taille, qui montèrent légèrement sur le siège de derrière ; ce fut aussi la première fois que je vis des chevaux à crinière rasée, et cela convenait parfaitement à ceux de M. de Cernay, tant leur encolure, pleine de race, était plate, nerveuse et hardiment sortie. Nous partîmes pour le bois.


  1. Cheval de harnais acheté à Londres mille louis, je crois, par lord Chesterfield.