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Que dirai-je ! en me rendant à ce pavillon, mes idées étaient un affreux mélange d’égoïsme, d’amour-propre froissé, de résolution cruelle, et aussi de regrets déchirants d’avoir déjà perdu cette illusion si chère, de n’avoir pas même un jour pour me consoler et rasséréner ma pensée… le souvenir d’un premier amour, pur et désintéressé…

Une chose à la fois horrible et ridicule à avouer, c’est qu’il ne me vint pas une minute à la pensée que je pouvais me tromper grossièrement ; qu’en admettant même la possibilité des apparences du mal, il fallait aussi admettre la possibilité du bien ; qu’après tout, à part même le caractère et la noblesse des sentiments que j’avais reconnus à Hélène, mille circonstances, mille particularités pouvaient faire que son amour fut candide et vrai ; et puis enfin, ma fortune étant inhérente à moi, Hélène n’était-elle pas obligée de m’aimer riche, puisque je me trouvais riche ?

Mais non, cette idée fixe et d’une brutalité presque féroce me dominait tellement, que je ne songeais pas à chercher une seule excuse en faveur de celle dont je doutais si cruellement.

De longues années se sont passées depuis, et aujourd’hui que j’examine ma conduite d’alors avec désintéressement, j’ai du moins la triste consolation de m’assurer que je ne tâchais pas à m’autoriser de cette foi aveugle au mal que je supposais, afin d’éluder l’accomplissement d’un devoir ; car, bien que les bruits que j’ai dits fussent de tous points calomnieux, aux yeux du monde ils avaient les dehors absolus de la réalité, et la dangereuse imprudence de ma conduite les avait malheureusement accrédités : je devais donc à Hélène la réparation que mon premier mouvement m’avait porté à lui offrir ; elle était ma parente, elle avait été une seconde fille pour mon père, je lui avais reconnu les plus excellentes qualités, et j’avais eu la conviction de devenir le plus heureux des hommes en l’épousant. Mais, je le répète, ma conduite cruelle envers elle ne fut pas dictée par un de ces instincts sordides qu’on ne s’avoue pas, mais qui vous font agir presque à votre insu… Plus tard, peut-être, je me fusse ainsi trompé moi-même à dessein ; mais alors j’étais pour cela trop jeune, trop confiant dans mon incrédulité… et je me rappelle parfaitement que ce qui me causait l’angoisse la plus cuisante, même avant le dépit de me croire dupe, était le regret désespérant de n’avoir pu inspirer à Hélène un amour véritable.

Enfin, j’arrivai dans le pavillon. Lorsque j’y entrai, Hélène m’attendait, assise près de la porte ; elle était enveloppée dans un manteau noir et tremblait de froid. Quand elle me vit, elle se leva, et s’écria avec un indicible accent de douleur en me tendant les mains : — Enfin, vous voilà ! Ah ! que nous avons souffert depuis deux jours !

Puis, sans doute frappée de l’expression dure et sèche de mes traits, elle ajouta : — Mon Dieu ! qu’avez-vous, Arthur ? vous m’effrayez !

Alors, avec cette cruauté sotte et railleuse qui est le fait des enfants ou des gens heureux et égoïstes qui n’ont jamais souffert, prenant un air insouciant et léger, et lui baisant la main, je répondis : — Comment, je vous effraye ! Ce n’est pourtant pas là l’impression que je comptais vous faire éprouver dans un aussi charmant rendez-vous !

L’air ironique avec lequel je prononçai ces mots était si éloigné de mes façons habituelles qu’Hélène, ouvrant ses grands yeux étonnés, ne me comprit pas ; aussi, après un moment de silence, elle ajouta en soupirant : — Arthur, ma mère m’a tout dit.

— Eh bien ! lui répondis-je avec indifférence… Puis, fermant le collet de son manteau, j’ajoutai : — Prenez garde, le brouillard est humide et pénétrant… vous pourriez avoir froid.

La pauvre enfant croyait rêver : — Comment ! Eh bien ! reprit-elle en joignant les mains avec stupéfaction, vous ne trouvez pas cela horrible, infâme ?

— Qu’importe ? puisque cela est faux, repris-je sans sourciller.

— Qu’importe !… Comment ! il n’importe pas que celle qui portera votre nom soit déshonorée avant d’être votre femme ?

À ces mots d’Hélène, qui me parurent le comble de l’effronterie et la preuve flagrante de la vérité de mes soupçons, un incroyable besoin de vengeance me souleva le cœur, tous mes scrupules disparurent, et aujourd’hui je bénis le hasard qui a retenu sur mes lèvres les horribles mots qui me vinrent à l’esprit. Heureusement pour moi, je voulus être ironique, et je me contins.

— Hélène, lui dis-je, notre conversation doit être grave et sérieuse : veuillez m’écouter. Vous qui êtes la candeur, la franchise et le désintéressement personnifiés, ajoutai-je avec un accent de misérable insolence qui ne put la frapper, tant sa conscience la mettait au-dessus de tout soupçon, répondez-moi, je vous prie, avec une entière loyauté : notre avenir à tous deux en dépend.

Selon cet instinct du cœur qui trompe rarement, Hélène pressentit quelque perfidie, car elle s’écria avec angoisse : — Tenez, Arthur, il se passe en vous quelque chose d’extraordinaire ; je ne vous ai jamais vu cet aspect glacial et dur ; vous me faites peur ! Au nom du ciel, que vous ai-je fait ?

— Vous ne m’avez rien fait ; mais puisque vous porterez mon nom, puisque vous serez ma femme, et je vous sais un gré infini de cette confiance dans l’avenir, qui nous fait honneur à tous deux, continuai-je avec un sourire qui l’effrayait, il faut que vous répondiez à mes demandes.

— De quel air, mon Dieu, vous me dites cela, Arthur ! Je ne comprends pas… qu’est-ce que cela signifie ?… À quoi faut-il que je réponde ?

— Hélène, lorsque la première fois ma présence ou mon avenir vous a impressionnée, lorsqu’enfin vous m’avez aimé, quel a été votre but ?

— Mon but !… quel but ? encore une fois je ne vous comprends pas, dit-elle en secouant la tête ; puis elle ajouta, confondue d’étonnement : — Tenez, Arthur, vous me torturez à coups d’épingle ; au nom de votre mère, expliquez-vous franchement ; que voulez-vous de moi ? que signifient toutes ces questions ?

— Eh bien ! tenez, je vais vous égaler en franchise, en grandeur et en pureté de vues ; je vais, comme vous, me laisser aller à toute la soudaineté de mes impressions, sans la moindre arrière-pensée, sans le moindre calcul ; et comme il est hors de doute que vous serez ma femme, et qu’à cette heure charmante nous pouvons, nous devons tout nous confier, je vous dirai comment et pourquoi je vous ai aimée, mais avant j’exige de vous la même confidence… Cela va être un mutuel échange d’aveux généreux et tendres dont mon pauvre cœur se fait une joie extrême, ne trouvez-vous pas ? dis-je avec cet air ironique, froid et cruel qui faisait un mal horrible à la malheureuse enfant, bien qu’elle ne pût deviner les misérables allusions dont je flétrissais son pur et noble amour.

Maintenant que je réfléchis de sang-froid à cette scène, j’ai peur de songer à ce que devait souffrir Hélène en m’entendant ainsi lui parler pour la première fois ; je la vois encore pâle, tremblante de froid et d’inquiétude au milieu de ce pavillon meublé de bois rustique dont les fenêtres ouvertes laissaient voir un brouillard épais ; je rougis de honte en songeant que c’était pour ainsi dire devant un ennemi prévenu, défiant et décidé à tout interpréter méchamment, qu’elle allait, au milieu des larmes, me dévoiler ces tendres et chastes pensées qui précèdent l’aveu ; ces trésors ignorés de l’amant qui lui révèlent des joies, des terreurs, des angoisses qu’il ne soupçonne pas, et qu’il a pourtant causées.

Enfin, Hélène, surmontant son agitation, me dit : — Arthur, je ne conçois rien à ce qui se passe en vous ; vous voulez que je vous dise comment je vous ai aimé, ajouta-t-elle les yeux baignés de larmes… cela est bien simple… Mon Dieu ! étant enfant, j’entendais ma mère sans cesse parler de vous, de la solitude dans laquelle votre père vous faisait vivre, loin des distractions de votre âge, sans amis, presque tous les jours occupé d’études sérieuses, et presque privé des distractions et des plaisirs de votre âge. La première impression que j’éprouvai, en songeant à vous, fut donc de vous croire malheureux, et de vous plaindre… car je jugeais de ce qui devait vous manquer par ce que je possédais : j’avais des compagnes que j’aimais ; ma mère, toujours bonne et tendre, allait au-devant de mes joies enfantines. Enfin, sans savoir pourquoi, j’avais quelquefois honte de me trouver si heureuse tandis que vous meniez une vie qui me paraissait si malheureuse et si isolée ; c’est de là, je crois, que naquit chez moi une espèce d’éloignement pour les jeux de mon enfance ; je me les reprochais, parce que je vous en savais privé ; en un mot, je vous le répète, Arthur, c’est parce que vous me sembliez très à plaindre qu’enfant je m’intéressais autant à vous. Plus tard, quand vous partîtes pour vos premiers voyages, ce furent vos dangers, que je m’exagérais sans doute, qui, me faisant trembler pour vous, redoublèrent mon affection… Ce fut alors, comme Sophie vous l’a dit, qu’au couvent j’avais l’enfantillage de fêter votre fête, et que chaque jour je priais Dieu pour votre sûreté… Plus tard encore, lorsque votre pauvre mère mourut… il me sembla que les derniers liens qui restassent à serrer entre nous le fussent par cette horrible perte ; car de ce moment vous me parûtes entièrement isolé, malheureux, et privé de la seule personne en qui vous eussiez jamais eu confiance… Ce fut à cette époque que nous vînmes ici… habiter avec votre père. Ma mère me disait souvent : « que bien que très-bon pour vous… votre père était froid et sévère… » En effet, il me paraissait si grave, si triste, vous me sembliez toujours si craintif en sa présence et si chagrin, si sombre après les conversations que vous aviez avec lui le matin, que je vous plaignais plus amèrement encore, et que mon amour pour vous s’augmentait de toutes les amères souffrances que je vous supposais. Pourtant, tout en redoutant beaucoup votre père, je ne pouvais m’empêcher de l’aimer ; il souffrait tant !… et puis, en me montrant toujours attentive et prévenante pour lui, je pensais encore vous prouver mon amour… Enfin, Arthur, quand vous avez eu la douleur de le perdre, vous voyant seul au monde, il m’a semblé que désormais mon sort était lié au vôtre, que le destin de toute ma vie avait été et devrait être de vous aimer, de vous rendre heureux, que vous n’aviez plus d’asile enfin que dans mon cœur. Vous ne m’aviez jamais dit que vous m’aimiez, mais il me semblait que cela devait être… que cela ne pouvait être autrement, que ma vocation était de vous consacrer ma vie ; aussi… chaque jour j’attendais, confiante, un aveu de votre part ; et lorsque, désespérée de ne pas entendre cet aveu, je vous dis malgré moi : « Allez, vous n’aimez rien… vous ne serez jamais heureux !… » c’est qu’il me semblait en effet que vous deviez être toujours malheureux… si vous ne m’aimiez pas… moi qui vous aimais tant ! moi qui me croyais si utile à votre bonheur !… Depuis ce jour, vous m’avez avoué que vous m’aimiez ; j’en ai été bien heureuse… bien profondément heureuse, mais cela ne m’a pas étonnée. Hier, ma mère m’a causé un violent chagrin en me disant toutes ces affreuses calomnies. Ne vous voyant pas, j’ai cru que vous partagiez ma peine à