Page:Sue - Atar-Gull et autres récits, 1850.djvu/155

Cette page a été validée par deux contributeurs.

son caractère, jusque-là doux et égal, devenait brusque ; elle restait souvent des heures enfermée chez elle, ses volets fermés, dans l’obscurité la plus complète.

Je souffrais moi-même beaucoup ; j’étais inquiet, préoccupé ; il me semblait qu’un aveu de ma part aurait dû rendre Hélène au calme et au bonheur ; mais une invincible timidité retenait cet aveu sur mes lèvres.

Un soir pourtant, qu’Hélène était moins abattue et moins triste que de coutume, je l’accompagnai dans sa promenade à cheval ; je me promis d’avoir le courage de lui avouer mon amour, mais seulement lorsque nous serions dans l’immense allée de chênes dont j’ai parlé… Nous y arrivâmes… Mon cœur battait horriblement…, mais je n’osai pas…

Honteux et dépité, je pris une résolution nouvelle, et je me désignai à moi-même un temple de marbre qui divisait l’allée, comme le point où je devais tenter un nouvel effort. Arrivé là, ma vue se troubla, mon cœur se serra, je ne sus que dire d’une voix étouffée : Hélène !… puis je restai muet.

Elle tourna vers moi ses grands yeux humides et brillants à la fois ; elle me parut plus pâle que d’habitude ; son sein était agité ; elle semblait m’interroger de son regard pénétrant, et vouloir lire au fond de mon cœur…

— Ô Hélène ! repris-je encore, et je ne sais quel stupide et insurmontable timidité m’empêcha de dire un mot de plus…

Alors elle, avec une expression de douleur et presque de désespoir que je n’oublierai de ma vie, s’écria : — Allez ! vous n’aimerez jamais rien… Vous serez toujours malheureux !…

Puis, comme épouvantée de ces paroles, donnant un coup de houssine à son poney, elle partit au galop. Immobile, je la regardais s’en aller, lorsque je m’aperçus qu’elle arrivait avec rapidité sur une barrière qui fermait l’entrée de l’allée : je frémis ; mais elle, si peureuse ordinairement, laissa franchir cet obstacle à son cheval, et je la perdis bientôt de vue dans la profondeur des bois.

Resté seul, ces mots d’Hélène, dits avec tant d’amertume : — Allez ! vous n’aimerez jamais rien. Vous serez toujours malheureux ! me causèrent une sensation étrange ; je compris que c’était presque un aveu que mon silence.

Puis enfin, pensant à son trouble, à ses réticences, je ne doutai plus qu’elle ne m’aimât ; et cette espèce d’aveu de sa part me ravit si profondément, que je restai longtemps ivre de joie à me promener çà et là comme un insensé, sans pensées fixes, sans projets, mais heureux… oh ! profondément… heureux d’un bonheur ineffable mêlé d’un radieux orgueil.

Enfin, la nuit venue, je retournai au château. En entrant dans le salon, j’y vis Hélène : son teint était animé, ses yeux brillaient d’un singulier éclat ; assise au piano, elle jouait lentement, et de la manière la plus expressive, la dernière pensée de Weber, cette phrase musicale d’une mélodie si suave et si mélancolique.

Lorsque Hélène me vit, elle me dit : — Avouez que je vous ai fait bien peur, n’est-ce pas ? Et, sans attendre ma réponse, quittant le morceau qu’elle jouait, comme s’il avait dû trahir la tristesse des pensées de son cœur, elle se mit à exécuter une valse très-rapide et très-gaie qu’elle accompagna çà et là de sa voix, qui me parut vibrer d’une façon extraordinaire…

Sa mère et mademoiselle de Verteuil se regardèrent et semblaient aussi stupéfaites que moi de ce brusque accès de gaieté, si opposée au caractère habituel d’Hélène, qui continuait de jouer valse sur valse avec la joie d’un enfant.

Je ne sais pourquoi cette allégresse si peu naturelle me fit mal, tant elle paraissait nerveuse et folle. En effet, au bout d’une demi-heure de cette sorte de spasme, Hélène pâlit tout à coup et s’évanouit.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Huit jours après cette scène, Hélène savait mon amour et m’avait avoué le sien.


CHAPITRE VII.

La lettre.


Les trois mois qui suivirent nos aveux passèrent comme un songe. Ces instants furent certainement des plus beaux et des plus heureux de ma vie ; tout avait paru s’harmoniser avec ce jeune et candide amour ; la saison avait été magnifique, notre résidence était somptueuse et pittoresque ; tous les accessoires de notre vie étaient enfin remplis de luxe et d’élégance, sorte de poésie en action, toujours d’un prix inestimable ; cadre d’or qui ajoute encore à l’éclat des plus suaves peintures !

Au milieu du parc était un immense étang ; j’avais fait construire une large gondole garnie de tentes, de rideaux, de tapis, de moelleux coussins et d’une table à thé ; aussi, bien souvent le soir, par de belles nuits, Hélène, sa mère, Sophie et moi, nous faisions de longues promenades sur ce petit lac. Au milieu s’élevait une île touffue avec un pavillon de musique, et quelquefois je faisais venir de la ville voisine, qui tenait garnison, trois excellents musiciens allemands, qui, placés dans ce pavillon, exécutaient à ravir de charmants trios d’alto, de flûte et de harpe.

Afin d’être seuls dans cette gondole et de ne pas ressentir la secousse des rames, je la faisais remorquer au bout d’une longue corde par un bateau conduit par deux de mes gens.

Que de fois, ainsi bercés sur l’onde, plongés dans une molle et délicieuse rêverie, au bruit léger de l’urne frémissante, aspirant le doux parfum du thé, ou rafraîchissant nos lèvres dans la neige des sorbets, nous écoutions avec ravissement ces bouffées d’harmonie lointaine qui nous venaient de l’île… pendant que la lune inondait de clarté les grands prés et les grands bois du parc !

Que de longues soirées j’ai ainsi passées à côté d’Hélène ! avec quelle sympathie nous nous sentions enivrés de ces brises de mélodie qui tantôt chantaient si suaves et si sonores, et tantôt se taisaient soudainement !… Je me souviens que ces brusques silences nous causaient surtout une tristesse à la fois douce et grande. L’oreille se blase, à la fin, de sons, tels harmonieux qu’ils soient, mais un chant ainsi coupé çà et là d’intermittences qui permettent de rêver à ce qui vient de vous charmer, de sentir au fond de votre cœur comme l’écho affaibli de ces plaintives et dernières vibrations ; un chant ainsi coupé vous entraîne davantage, et se fait désirer plus vivement encore.

Pendant ces délicieux moments, j’étais toujours assis auprès d’Hélène, j’avais sa main dans les miennes, et leurs douces pressions étaient pour nous un muet langage, grâce auquel nous échangions nos sensations, si profondes et si variées ; quelquefois même, enivrante et chaste faveur ! je profitais d’un moment d’obscurité pour appuyer ma tête sur la blanche épaule d’Hélène, dont la taille semblait alors s’assouplir plus languissamment.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Mais, hélas ! ces beaux songes devaient avoir leur réveil… réveil amer et décevant !

C’était à la fin d’une journée de novembre ; je revenais au château, à pied avec Hélène, mademoiselle de Verteuil et mon précepteur, dont j’avais fait mon intendant.

Le temps était sombre et couvert, le soleil à son déclin ; nous suivions la lisière de la forêt déjà diaprée des nuances de l’automne. Les bouleaux à écorce argentée semblaient secouer des feuilles d’or ; les ronces, les lierres et les mûriers sauvages se coloraient d’un rouge ardent. À droite, s’étendait une colline de terres labourées dont les tons bruns tranchaient vivement sur une large zone de lumière orange, que projetait le soleil couchant ; au-dessus, de grandes masses de nuages, d’un gris bleuâtre et foncé, s’entassaient lourdement comme autant de montagnes aériennes. Quelques feux de chaumes étincelaient çà et là, allumés sur le versant de ces terres, voilées par la brume du soir, et les légères spirales de leur fumée blanche se fondaient peu à peu dans ces vapeurs amoncelées. Enfin, sur la crête de cette colline, passait lentement, au bruit monotone de leurs clochettes, un troupeau de grands bœufs, qui, se détachant en noir sur l’horizon empourpré des dernières lueurs du jour, semblaient énormes par cet incertain crépuscule…

Je ne saurais dire pourquoi l’aspect de cette soirée, pourtant si calme et si mélancolique, m’affecta péniblement ; Hélène, aussi pensive, s’appuyait sur mon bras.

Après un long silence, elle me dit : — Je ne saurais rendre ce que je ressens, mais il me semble que j’ai froid au cœur.

Étant moi-même absorbé par d’inexplicables et chagrines préoccupations que je cachais à Hélène, cette communauté d’impression me frappa vivement. — C’est sans doute une émotion nerveuse, lui dis-je, causée par ce temps sombre et morne. Puis nous retombâmes dans le silence.

En vérité, j’ai honte d’avouer la cause de ma tristesse ; elle était puérile, bizarre pour ne pas dire folle : ce fut le premier accès de cet insurmontable besoin d’indépendance et de solitude dont, par la suite, je ressentis souvent l’influence, même au milieu de la vie la plus étourdissante et la plus dissipée.

J’aimais Hélène à l’adoration ; chaque moment passé loin d’elle était un supplice, et cependant ce jour-là, sans aucune raison, sans dépit, Hélène ayant été pour moi bonne et affectueuse, ainsi qu’elle était toujours, par un contraste inexplicable, je me trouvais malheureux, réellement malheureux d’être obligé de paraître le soir au salon, d’en faire les honneurs, et de répondre aux muettes tendresses d’Hélène.

Après cette journée d’un aspect si mélancolique, il m’eût été doux de rentrer seul, de pouvoir passer ma soirée à rêver, à méditer, à lire au milieu d’un profond silence un de mes livres favoris ; mais, avant tout, j’aurais désiré être seul…