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ma vie ; reconnaître peu à peu l’effroyable vanité de nos regrets, se cruellement convaincre de cette formidable vulgarité : — que les sentiments les plus profondément enracinés dans le cœur par la nature s’éteignent, se flétrissent, meurent et s’effacent sous le souffle glacé du temps : — de telles pensées enfin ne doivent-elles pas déchirer l’âme ? aussi je maudissais, mais en vain, mon ingratitude.

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C’était pendant le mois de janvier, car j’avais passé l’hiver à Serval avec ma tante et Hélène. Tous les matins je montais à cheval, et j’allais me promener dans la forêt pendant trois ou quatre heures ; ce temps gris, sombre et brumeux me plaisait ; ces immenses allées, couvertes de neige ou semées de feuilles mortes que le vent enlevait en tourbillons rapides, avaient un aspect triste qui cadrait avec mes pensées. Laissant flotter les rênes sur le cou de mon cheval, j’allais ainsi machinalement, songeant à peine à l’avenir, à la direction que je voulais suivre, ne faisant aucun projet, car j’étais encore trop étourdi de la position où je me trouvais. J’avais si longtemps vécu sous l’entière dépendance de mon père, n’ayant de volonté que la sienne ; en voyage même, cette volonté, représentée par celle de mon précepteur, m’avait toujours si incessamment suivi, que l’absolue et entière liberté où je me trouvais, m’accablait, je le répète, et m’effrayait à la fois.


L’homme à la boîte.

Après mes longues promenades, je rentrais, je trouvais Hélène et sa mère qui m’attendaient ; nous causions de mon père, et ma tante m’engageait à surmonter la répugnance que j’avais à m’occuper de mes affaires ; mais ces détails me rappelaient trop cruellement les entretiens que j’avais eus avec mon père à ce sujet : je ne pus m’y résoudre encore, et je chargeai mon précepteur de ces soins.

Trois mois après, mes angoisses avaient beaucoup perdu de leur amertume ; je commençai pour ainsi dire à me reconnaître et à regarder autour de moi ; mes idées devinrent plus nettes, plus arrêtées sur la manière dont je devais user de ma liberté. Cette liberté m’inquiétait encore, mais ne m’épouvantait plus.

La direction de la pensée n’échappe pas toujours aux influences extérieures et purement physiques ; je l’éprouvai alors. Le printemps approchait, et on eût dit qu’avec le noir hiver devait passer la première âcreté de ma douleur, et que mes vagues projets, mes douces espérances d’avenir, devaient naître avec la riante feuillaison de mai.

Nous étions vers le milieu d’avril ; depuis la mort de mon père, je n’avais pu me résoudre à aller au cimetière du village, où s’élevait le monument funéraire de notre famille, tant je redoutais la cruelle impression que je devais ressentir ; un jour je maudissais ma faiblesse, lorsque Hélène me dit : — Ayez donc plus de courage, Arthur ; venez, je vous accompagnerai.

La mère d’Hélène, étant souffrante, ne put venir avec nous ; nous y allâmes seuls.

Mon émotion était si violente, que je tremblais ; je pouvais à peine me soutenir. Hélène, peut-être aussi émue que moi, le paraissait moins ; aussi, en arrivant sous le péristyle du tombeau, je m’évanouis…

Quand je repris mes sens, je vis Hélène agenouillée près de moi ; je sentis ses larmes m’inonder les joues ; car de ses deux mains elle soutenait ma tête. Pour la première fois enfin, chose étrange ! malgré la sainteté du lieu, malgré les déchirantes pensées qui me devaient accabler, pour la première fois je fus frappé de la beauté d’Hélène… Puis cette sensation passa rapide comme un songe ; je revins à des idées d’une profonde tristesse, je pleurai beaucoup, et nous revînmes au château.

Depuis, j’allais avec Hélène presque chaque jour au cimetière ; au lieu d’une douleur âcre et aiguë, je ressentis peu à peu une mélancolie douce qui n’était pas sans une sorte de charme… Je me reconnus d’abord avec joie une ineffable gratitude pour la mémoire de mon père, et je le bénissais pieusement et avec admiration de m’avoir pu toujours témoigner une affection aussi profonde, et surtout aussi prévoyante, malgré les terribles convictions qu’il avait sur l’oubli où on laissait ceux qui n’étaient plus.

Sortant de ma première stupeur, je commençai enfin à apprécier la grande position qu’il m’avait faite : c’était pour lui en avoir sans doute une éternelle reconnaissance ; mais, enfin, en comprenant cette position dans toute sa splendeur, je frémissais quelquefois, tremblant qu’au fond de ce vif sentiment il n’y eût de ma part une affreuse réaction de satisfaction égoïste.

J’ai dit que j’étais demeuré longtemps sans remarquer la beauté d’Hélène : bien que cela doive sembler singulier, on le concevra, en songeant que jusqu’à ce moment elle avait été pour moi une sœur ; lorsque je la quittai pour voyager, elle était au couvent, et presque enfant ; puis, pendant les derniers mois de la vie de mon père, j’avais été si cruellement préoccupé de ses douleurs, et Hélène s’était montrée pour lui d’une affection si dévouée, si filiale, que cette espèce de sentiment tout fraternel n’avait pu changer.

Hélène avait trois ans de moins que moi ; elle était blonde et pâle ; son abord était bienveillant, mais froid, et ses grands yeux bleus, et son nez aquilin, son large et beau front, souvent penché, lui donnaient à la fois un air imposant et mélancolique ; enfant, elle avait toujours été pensive : c’était un caractère silencieux et concentré, indifférent aux joies et aux plaisirs de son âge, toujours très-sédentaire, très-nonchalante ; elle riait fort peu et rêvait souvent ; ses sourcils, d’un blond cendré plus foncé que ses magnifiques cheveux, étaient abondants et peut-être trop accusés ; son pied charmant, et sa main un peu longue, d’une beauté antique ; sa taille élevée, souple et mince, était d’une perfection remarquable ; mais elle se tenait très-mal, et par indolence courbait presque toujours ses blanches et rondes épaules, malgré les continuelles remontrances de sa mère.

Quant à son esprit, il ne m’avait jusqu’alors jamais frappé ; elle s’était montrée remplie de prévenances et de délicatesse dans l’affection qu’elle avait témoignée à mon père, et, je l’ai dit, elle demeurait avec moi sur un pied tout fraternel.

C’était enfin une affectueuse et tendre nature, charitable et bienveillante à tous, mais devenant d’une fierté ombrageuse et d’une susceptibilité extrême dès qu’elle pouvait soupçonner qu’on pensait à faire la moindre allusion à sa pauvreté

Je me souviens toujours qu’avant la mort de mon père, Hélène m’avait bien longtemps et très-sérieusement boudé, parce que j’avais étourdiment et sottement dit devant elle : que les jeunes personnes sans fortune étaient presque toujours malheureusement dévolues dès leur naissance à de vieux goutteux qui, las du monde, cherchaient une pauvre jeune fille bien née qui voulût se résigner à partager leur hargneuse solitude.

La mère d’Hélène, sœur de mon père, était une femme faible, insouciante, mais parfaitement bonne, spirituelle et remarquablement distinguée. — Son mari, longtemps chargé de hautes fonctions diplomatiques, très-prodigue, très-joueur, aimant le faste, le grand luxe, représentant sa cour le plus noblement et le plus somptueusement du monde, avait presque entièrement dissipé sa fortune et celle de sa femme ; aussi cette dernière demeurait-elle, sinon sans biens, du moins dans une aisance honorable, mais médiocre.