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Croisé, parce qu’un de nos ancêtres, portant la croix sainte, s’y trouvait représenté au-dessus d’une immense cheminée de pierre sculptée ; cette pièce était vaste, toute tendue de damas rouge sombre. Comme la vue de mon père était très-affaiblie, on posait sur le piano deux lampes recouvertes d’abat-jour de soie verte, relevés seulement du côté du pupitre : aussi toute la pièce restait presque dans l’obscurité, tandis qu’Hélène, assise au piano, était seule vivement éclairée.

Je vois encore ses beaux cheveux blonds, si bien attachés à son joli col, qui se détachait si blanc de sa large pèlerine noire. Puis, mon père, assis devant notre échiquier, la tête baissée sur la poitrine, dans l’attitude de la méditation, seulement reflété, ainsi que moi, par la lueur rouge et vacillante du foyer. . . . . . .

Environ sur les dix heures mon père sonnait ; ses gens le transportaient dans son appartement, où je l’accompagnais, et on le mettait au lit.

Je couchais dans une chambre voisine de la sienne, et bien souvent, la nuit, inquiet et agité, me relevant pour écouter sa respiration, je m’avançais doucement jusqu’auprès de lui, mais je rencontrais toujours son regard fixe, clair et perçant, car il ne dormait jamais.

Cette épouvantable insomnie, que les médecins attribuaient aux suites de l’abus de l’opium, et qu’ils avaient vainement combattue de tous leurs moyens, cette insomnie continue était ce qui le faisait le plus souffrir ; les larmes me viennent encore aux yeux quand je me rappelle l’accent calme et résigné avec lequel il me disait : Je ne dors pas, je n’ai besoin de rien… allez vous reposer, mon enfant…

J’ai quelquefois frissonné en songeant que, pendant plus de sept mois, mon père n’a pas dormi une minute ! Chaque jour et chaque nuit il pensait à sa fin prochaine, qu’il voyait et sentait lentement venir. J’ai dit que son instruction était véritablement encyclopédique ; aussi, sans avoir des connaissances pratiques en médecine, il en avait malheureusement d’assez grandes pour connaître et juger sûrement de son état…

Huit mois avant de mourir, il stupéfia ses médecins par l’assurance raisonnée avec laquelle il leur développa les conséquences inévitablement mortelles de sa maladie, et le temps probable qu’il avait encore à vivre ! Et pourtant, avec cette conviction terrible que chaque jour l’approchait de sa tombe, jamais un moment de faiblesse ou de regret apparent ! jamais une plainte ! jamais un mot qui fit allusion à ce sort fatal ! Du silence, toujours du silence ! et sa vie de chaque jour, jusqu’à celui de sa mort, fut celle que j’ai retracée.

La veille de cet affreux événement, il me fit, avec une lucidité remarquable, subir pour ainsi dire un examen approfondi sur la façon dont je devais régir ma fortune ; il parut satisfait et me dit :

— J’ai doublé les biens que mon père m’avait laissés ; ces améliorations ont été le but constant de ma vie, parce qu’elles avaient votre avenir pour objet. Usez sagement de ces biens si vous le pouvez. Rappelez-vous, mon enfant, « que tout est dans l’or : honneur et bonheur. » Tâchez surtout de pouvoir vivre seul : c’est la grande science de la vie… Si vous trouviez une femme qui ressemblât à votre mère, épousez-la… Mais défiez-vous des adorations que vous suscitera votre fortune ; en un mot, ne croyez à aucune apparence avant d’en avoir sondé toutes les profondeurs… Puis, me montrant un vaste secrétaire, il ajouta : — Vous ferez brûler ce meuble tel qu’il est, avec tout ce qu’il contient ; j’en ai retiré nos papiers de famille : le reste vous doit être indifférent. Adieu, mon enfant ; j’ai toujours été satisfait de vous.

Et comme, à travers mes pleurs, je lui parlais de l’éternité de mes regrets si j’avais l’affreux malheur de le perdre, il sourit faiblement, et me dit de sa voix toujours calme et posée : — Mon enfant… pourquoi me dire à moi de ces vanités ?… Il n’y a rien d’éternel, ni même de durable dans les sentiments humains… la joie, le bonheur, ne le sont pas… la douleur et la tristesse le sont encore moins… Rappelez-vous bien ceci, mon pauvre enfant. Vous êtes généreux et bon… vous m’aimez tendrement… vous êtes à cette heure affreusement navré à la seule pensée de me perdre… Votre douleur actuelle est véritablement si intense qu’elle semble vous voiler l’avenir d’un linceul… et pourtant cet orgasme si pénible ne peut, ne doit pas durer : plus ou moins de temps après ma mort… vous en viendrez à me moins regretter… puis à chercher des distractions, puis, à vous consoler… puis à m’oublier !…

— Jamais, dis-je à mon père, en me jetant au pied de son lit, en inondant sa main de larmes…

Il appuya tendrement sa main déjà froide sur mon front, et continua : — Pauvre cher enfant ! pourquoi nier l’évidence… pourquoi vouloir échapper à l’inexorable loi de notre espèce !… Il n’y a, voyez-vous, dans ce refroidissement successif des regrets qui se termine par l’oubli, rien d’odieux ni de méchant… Rien de plus naturel, rien de plus humain… Bien plus, un jour, en jouissant des biens que je vous aurai laissés, vous n’éprouverez aucune tristesse ; vous penserez, je le veux, çà et là, quelquefois à moi, mais rarement… et sans angoisse… Mon souvenir ne sera jamais compté dans vos joies, dans vos plaisirs, dans vos projets de chaque jour ; enfin je ne paraîtrai pas plus dans votre vie florissante et vivace que la poussière de l’arbre qui a vécu son temps et sert d’engrais à ses rejetons… Rien de plus simple, de plus humain, de plus naturel, je vous le répète.

— Ah ! ne croyez pas cela, m’écriai-je épouvanté… ces biens me seront odieux… ma douleur sera inconsolable… Mais mon père ajouta :

— Encore une promesse folle, mon enfant ; quatre-vingt mille livres de rentes ne sont jamais odieuses, et la plus âpre douleur se console toujours. Ne le sais-je pas par moi-même ? n’ai-je pas éprouvé ainsi à la mort de mon père ; n’éprouverez-vous pas ainsi après moi ?… Et si vous avez un fils, n’éprouvera-t-il pas de même après vous ? Croyez-moi, mon enfant, la véritable sagesse consiste, je crois, à pouvoir envisager ainsi la réalité inexorable de l’espèce, et à ne se point abuser de vaines espérances. Une fois là… une fois que le vrai a dissipé les fantômes du faux… on n’en vient pas à haïr pour cela les hommes… parce qu’on se sent homme comme eux ; mais on les plaint profondément, on en a pitié, on les soulage, parce qu’on se sent souvent soi-même bien malheureux ! s’ils sont ingrats… hélas ! on cherche bien en soi, et souvent on trouve une ingratitude à se reprocher qui vous fait excuser la leur… Car, voyez-vous, mon pauvre enfant, tout pardonner, c’est tout comprendre. Enfin il vient un âge, un moment, où le tableau de leurs misères, qu’ils ignorent on qu’ils fardent, vous émeut si douloureusement ou vous répugne si fort qu’on fait comme j’ai fait… on les quitte, et on vit seul… Alors, mon enfant, au lieu d’avoir sous les yeux le continuel et navrant spectacle des infirmités morales du monde, on n’a que les siennes propres… et encore les splendides contemplations de la nature, les méditations de l’esprit, les inépuisables et maternelles douceurs de l’étude, peuvent souvent nous ravir à notre incomplète et pauvre humanité.

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Le lendemain de cette conversation, mon père n’était plus…


CHAPITRE V.

Hélène.


Je n’ai d’autre but, en rappelant ces souvenirs d’autrefois, que de me considérer inexorablement de dehors en dedans, si cela se peut dire ; d’assister, en spectateur froid et désintéressé, aux scènes de ma pensée intime, ainsi qu’à la lutte de mes instincts, bons ou mauvais, et de n’en répudier aucun, tel bas et misérable qu’il soit.

Je crois n’être ni meilleur ni plus mauvais que le commun des autres hommes ; et ce qui me donne l’espèce de courage de tout m’avouer à moi-même, est la conviction où je suis que, si le plus grand nombre se posaient les mêmes questions que je me suis posées, et y répondaient franchement, leurs solutions seraient très-souvent les miennes.

Je reviens à la mort de mon père ; ma douleur fut profonde, mais ce sentiment ne fut pas celui qui prédomina en moi : ce fut d’abord une terreur stupéfiante de me voir, à vingt-deux ans, absolument libre, et maître d’une fortune considérable. Puis j’éprouvai aussi un sentiment d’angoisse inexprimable en songeant que je restais désormais sans aucun appui naturel ; erreur ou sagesse, vice ou vertu, gloire ou obscurité, ma vie ne devait plus émouvoir personne ; d’ailleurs, l’existence excentrique de mon père l’avait depuis si longtemps isolé de toute société, que j’avais même à entrer presque en étranger dans le monde, que ma position m’appelait à voir ; l’avenir me semblait alors un désert immense, sillonné du mille sentiers divers ; mais aucun souvenir, aucun intérêt, aucun patronage de famille ou de caste ne me désignait ma route.

Comme toujours, grâce à la marche du temps, cette impression devait se modifier, puis se contrarier radicalement ; mais la transition fut longue.

Plus tard, cette sorte de terreur se mêla d’une nuance d’orgueil, alors que je songeai que les grands domaines de notre famille m’appartenaient ; et, si le fardeau de les régir me paraissait lourd, cet embarras avait en lui-même sa compensation.

Très-jeune, j’avais déjà machinalement l’habitude de me regarder pour ainsi dire penser ; aussi, lorsque je vis ma sombre douleur et mon profond abattement se colorer de ces premières lueurs de personnalité, je frémis et je me rappelai ces mots terribles de mon père mourant : « Vous êtes généreux et bon, vous m’aimez tendrement, et cependant, plus ou moins de temps après ma mort, vous en viendrez à me moins regretter, puis à vous consoler absolument, et à m’oublier tout à fait. »

On raconte plusieurs exemples de gens auxquels on avait prédit une fin tragique et prématurée, et qui, poussés par une inexplicable fatalité, se chargeaient eux-mêmes de réaliser ces fatales prédictions. Il en est, je crois, de même de certaines idées que vous pressentez quoiqu’elles vous soient odieuses, contre lesquelles vous vous débattez en vain, et auxquelles vous finissez pourtant par obéir ; il en fut ainsi de la prédiction de mon père : je la combattis longtemps et j’y cédai.

Mais cette lutte fut certainement un des plus douloureux instants de