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cette délicieuse et profonde solitude, embellie par les trésors de la nature et de l’art !

« Avoir assez la conscience du bonheur et du beau pour s’isoler au milieu d’un monde de génies de toutes sortes ! Pouvoir, quand la voix du cœur se tait, jouir en silence de cette extase recueillie, et se distraire de ces délices par d’autres délices ; se parler encore d’amour par la voix sublime des divins poëtes de tous les âges, ou par l’harmonie céleste des grands maîtres, mélodie ravissante qu’une main chérie fait vibrer à votre oreille ; comparer enfin l’exquise beauté qu’on idolâtre, l’expression inimitable de ses traits, à tous les prodiges de l’art, et se dire avec orgueil : Elle est plus belle !  ! pouvoir en en mot puiser sans cesse à cette triple source de poésie, et voir son amour, fécondé par cette divine rosée, fleurir chaque jour plus radieux et plus épanoui ! glorifier enfin le Créateur de toutes choses, dans la félicité que nous sentons, dans la femme que nous aimons ! dans les magnificences dont nos yeux et notre âme sont éblouis, oh ! voilà sans doute, me disais-je, voilà la magnifique existence que menaient ces deux êtres ! »

Mais la voix brève et triste de l’abbé me rappela de ces idéalités.

Je tressaillis, et je le suivis, bien décidé à pénétrer ce secret.

Bientôt le soleil s’obscurcit ; la matinée, qui avait été fort belle, s’assombrit ; le ciel se chargea de nuages, quelques gouttes d’eau tombèrent.

— Il n’y a pas d’auberge ici, me dit le curé ; vous êtes à cheval, monsieur, le temps menace d’un orage de montagne, et si l’ouragan est fort, la petite rivière que vous avez trouvée guéable deviendra, pendant quelques heures, un torrent rapide ; veuillez donc accepter une pauvre hospitalité dans le presbytère jusqu’à ce que la tourmente soit apaisée : votre guide et ses chevaux trouveront place dans la grange.

J’acceptai, ravi de cette offre qui pouvait servir ma curiosité : nous rentrâmes.

— Eh bien, Joseph ? dit Jeanne au curé d’un air profondément ému.

— Hélas ! Jeanne, que la volonté de Dieu soit faite ! mais j’ai bien souffert, et je n’ai pas eu le courage d’entrer chez elle

Jeanne essuya une larme, et alla s’occuper des moyens de me recevoir aussi bien que possible dans cette modeste demeure.

Bientôt l’orage éclata avec tant de violence, que je me décidai à passer la nuit au presbytère de ***.


CHAPITRE III.

Le récit.


Après trois jours passés au presbytère de ***, j’avais fait assez de progrès dans la confiance du curé pour qu’il s’ouvrît entièrement à moi sur ce qu’il savait de l’histoire des hôtes qui m’intéressaient si singulièrement ; je tâche de rendre ici son grave et simple langage.

« Il y avait quatre ans, monsieur, me dit-il, que je desservais cette petite paroisse, lorsque l’habitation que nous avons visitée fut achetée par procuration de M. le comte Arthur de ***, dont vous avez vu le portrait ; quant à son nom de famille, je l’ignore : tout ce que je puis présumer, c’est que le comte était d’une noble et ancienne maison, à en juger, du moins, par son titre, et le culte presque religieux que je lui ai souvent vu professer pour les antiques portraits qui garnissaient son cabinet.

Avant que le comte Arthur (car je ne l’ai jamais entendu nommer autrement) n’arrivât dans ce village, il y fut précédé par un homme de confiance, accompagné d’un architecte et de plusieurs ouvriers de Paris, qui firent de la demeure commune et sans élégance qui existait la charmante habitation que vous avez admirée. Ces travaux terminés, les ouvriers partirent, et l’homme de confiance resta seul en attendant son maître. Bien que fort éloigné, par position et par caractère, de m’informer des gens qui venaient demeurer dans ce pauvre village, je ne pus empêcher certaines rumeurs, répandues sans doute par les ouvriers du dehors, d’arriver jusqu’à moi ; selon ces bruits, le comte, qui était fort riche, venait habiter parmi nous avec une femme… qui n’était pas la sienne… D’ailleurs, l’existence de ce gentilhomme avait été, disait-on, d’une immoralité si scandaleuse et si effrénée, que, sans être positivement obligé de se séquestrer du monde, la sorte de répulsion qu’il inspirait, à cause de certaines aventures, avait été telle qu’il s’était cru obligé de vivre désormais dans la solitude.

Vous concevrez sans doute, monsieur, que ma première impression dut être, sinon hostile, du moins extrêmement défavorable à cet étranger, que je ne connaissais pas, il est vrai, mais qui allait, dans la supposition où ces bruits avaient quelques fondements, qui allait, dis-je, donner ici un exemple funeste, parce qu’aux yeux de nos pauvres montagnards, le rang et la fortune de ces nouveaux venus devaient sembler autoriser leur conduite coupable.

Ces pensées me mirent donc en grande défiance contre le comte, et je me promis bien, si, par un hasard peu probable, ce dernier me faisait quelques avances personnelles, de protester du moins, par ma sévère et inexorable froideur, contre l’immoralité d’une existence aussi condamnable.

Ce fut donc il y a deux ans passés que le comte s’établit ici, avec une jeune femme et un enfant dont vous avez vu les portraits. Quelques jours après, je reçus un billet de lui, dans lequel il me demandait la grâce d’un moment d’entretien. Je ne pouvais refuser, et le comte se présenta chez moi. Bien que ma résolution, mes habitudes, mon caractère, mes principes, et une sorte de façon d’envisager certaines choses et certains hommes, dussent me prévenir extrêmement contre ce dernier, je ne pus m’empêcher d’être frappé d’abord de son extérieur remarquable, car c’est son portrait que vous avez vu, monsieur ; puis aussi de ses manières graves, polies et élevées, et surtout de l’étendue et de la noblesse de son esprit, qui se révéla dans la longue conversation que nous eûmes ensemble ce premier jour.

Il commença par me dire que, venant habiter le village de ***, il considérait comme un devoir et un plaisir pour lui de me venir visiter, et qu’il m’aurait la plus grande obligation de vouloir bien régler l’emploi d’une somme de vingt-cinq louis par mois qu’il mettait à ma disposition pour subvenir, soit à l’assistance des pauvres de cette paroisse, soit aux améliorations que je pouvais juger nécessaires, me priant aussi de m’entendre avec le médecin du village, qui souvent, ajouta-t-il, connaissait des misères et des souffrances que nous autres ministres ignorions ; il me suppliait, enfin, de croire que toute demande destinée à alléger quelques peines ou à prévenir quelque malheur serait accueillie et accordée par lui avec le plus vif empressement.

Que vous dirai-je, monsieur ! Le comte montra une philanthropie si sage, si haute, si profondément éclairée, que malgré mes préventions je ne pus m’empêcher d’être frappé d’étonnement et presque d’admiration en voyant qu’un homme si jeune encore, et qui avait, disait-on, cruellement abusé de toutes les voluptés des riches et des heureux de la terre, eût une connaissance si triste et si vraie des douleurs et des misères obscures, et de ce qu’on devait faire ou tenter pour les soulager ou les consoler sûrement.

Mais, hélas ! à la fin de cette conversation qui m’avait tenu sous un charme inexplicable et contre lequel, je l’avoue, j’avais longtemps lutté, mes préventions revinrent plus fortes que jamais ; et je ne sais à cette heure si je dois m’en glorifier ou en rougir, car le comte m’avoua sans honte, comme sans jactance impie, qu’il n’était pas de nos religions ; mais qu’il les respectait néanmoins trop pour s’en jouer, et que c’est à cette raison seule que je devais attribuer le motif qui l’empêchait de se rendre jamais à l’église.

Que voulait dire le comte par ces mots, qu’il n’était pas de nos religions ? Je l’ignore encore. Voulait-il parler des religions d’Europe ? Entendait-il par là qu’il n’était ni catholique, ni protestant, ni d’aucune des autres sectes dissidentes qui, divergeant du catholicisme, y tiennent toujours par une racine chrétienne ? Je l’ignore encore à cette heure, bien que, hélas ! j’aie vu le comte à une épouvantable épreuve !…

Mais, ainsi que je vous le disais, monsieur, celle résolution de ne jamais assister ni prendre part à nos saints mystères m’indigna ; je n’y vis d’abord qu’un dédaigneux prétexte, destiné à voiler une indifférence ou un éloignement coupable ; comme aussi je ne vis plus qu’une commisération, presque sans mérite, dans la fastueuse aumône que sa brillante position de fortune le mettait à même de faire sans s’imposer de privations.

J’eus tort, car il ne s’était pas borné à me donner sèchement de l’or : il m’avait longuement entretenu des misères du pauvre, et cherché avec moi le meilleur moyen de lui être utile ; mais, je vous le répète, son manque de foi à notre religion me rendit injuste… oh ! bien injuste, comme vous l’allez voir, car je fis retomber le coup de ma sainte indignation sur une personne complètement innocente.

Le dimanche qui suivit mon entretien avec le comte, je vis agenouillée dans l’église la jeune femme qui habitait avec lui, et qui ne portait pas, disait-on, son nom. Ceci était vrai ; d’ailleurs, je l’ai su depuis. Celle liaison était coupable aux yeux de Dieu et des hommes ; mais, hélas ! si le crime de ces infortunés fut grand, leur châtiment fut terrible !

Pardonnez-moi si je m’attendris à ce souvenir. Je vous disais donc, reprit l’abbé en essuyant ses larmes, que je vis, un dimanche, cette dame agenouillée dans l’église ; je montai en chaire, et j’allai jusqu’à faire des allusions directes, cruelles même, dans le sermon que je prononçai, contre la détestable immoralité des grands et des riches de la terre, qui pensaient, ajoutai-je, atténuer leurs fautes en jetant aux pauvres une dédaigneuse aumône ; j’exaltai le malheureux qui prie, croit, et partage le pain dont il a faim avec un plus misérable que lui ; et je trouvai à peine un froid éloge à donner au riche, pour qui la bienfaisance n’est qu’une superfluité facile. Je fis plus, j’exaltai de nouveau la paisible et vertueuse existence du pauvre qui cherche l’oubli de ses maux dans la douceur d’un lien béni par Dieu, et je m’élevai violem-