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binaison étroite, et pourtant anormale, de ces deux contrastes. En d’autres termes : qu’un homme doué d’un très-grand attrait soit sinon présomptueux, du moins confiant en lui, rien de plus simple ; qu’un homme sans intelligence ou sans dehors soit défiant de lui, rien de plus naturel.

Qu’au contraire, un homme réunissant par hasard les dons de l’esprit, de la nature et de la fortune plaise, séduise, mais qu’il ne croie pas au charme qu’il inspire ; et cela, parce qu’ayant la conscience de sa misère et de son égoïsme, et que, jugeant les autres d’après lui, il se défie de tous, parce qu’il doute de son propre cœur ; que, doué pourtant de penchants généreux et élevés, auxquels il se laisse parfois entraîner, bientôt il les refoule impitoyablement en lui, de crainte d’en être dupe, parce qu’il juge ainsi le monde ; qu’il les croit sinon ridicules, du moins funestes à celui qui s’y livre ; ces contrastes ne semblent-ils pas un curieux sujet d’étude ?

Qu’on joigne enfin à ces deux bases primordiales du caractère, des instincts charmants de tendresse, de confiance, d’amour et de dévouement, sans cesse contrariés par une défiance incurable, ou flétris dans leur germe par une connaissance fatale et précoce des plaies morales de l’espèce humaine : un esprit souvent accablé, inquiet, chagrin, analytique, mais d’autres fois vif, ironique et brillant ; une fierté, ou plutôt une susceptibilité à la fois si irritable, si ombrageuse et si délicate, qu’elle s’exalte jusqu’à une froide et implacable méchanceté si elle se croit blessée, ou qu’elle s’éplore en regrets touchants et désespérés lorsqu’elle a reconnu l’injustice de ses soupçons ; et on aura les principaux traits de cette organisation.

Quant aux accessoires de la figure principale de ce récit, quant aux scènes de la vie du monde parmi lesquelles on la voit agir, l’auteur de ce livre en reconnaît d’avance la pauvreté stérile : mais il pense que les mœurs et la société d’aujourd’hui n’en présentent pas d’autres, ou du moins il avoue n’avoir pas su les découvrir.

Ceci dit à propos de cet ouvrage, ou plutôt de cette longue, trop longue peut-être, Étude biographique, passons.

Un écrivain n’ayant guère d’autre moyen de répondre à la critique d’une œuvre que dans la préface d’une autre, je dirai donc deux mots sur une question soulevée par mon dernier ouvrage[1], et posée avec une flatteuse bienveillance par ceux-ci, avec une haute et grave sévérité par ceux-là ; ici avec amertume, là avec ironie, ailleurs avec dédain.

Cette question est de savoir si je renonce à cette conviction, taxée, selon chacun, de paradoxe, de calomnie sociale, de triste vérité, de misérable raillerie, ou de thèse inféconde ; cette question est de savoir, dis-je, si je renonce à cette conviction : que « la vertu est malheureuse et le vice heureux ici-bas. »

Et d’abord, bien que rien ne lui semble plus pénible que de parler de soi, l’auteur de ce livre ne peut se lasser de répéter qu’il n’a pas la moindre des prétentions philosophiques qu’on lui accorde, qu’on lui suppose ou qu’on lui reproche ; que dans ses ouvrages sérieux ou frivoles, qu’il s’agisse d’histoire, de comédie ou de romans, il n’a jamais voulu former de système ; qu’il a toujours écrit enfin selon ce qu’il a ressenti, ce qu’il a vu, ce qu’il a lu, sans vouloir imposer sa foi à personne.

Seulement, ce qui autrefois avait été pour lui plutôt la prévision de l’instinct que le résultat de l’expérience, a pris à ses yeux l’impérieuse autorité d’un fait.

Que si, enfin, il semble renoncer non pas à sa triste croyance, mais à signaler, même dans ses propres ouvrages, les observations ou les preuves irrécusables qu’il pourrait citer à l’appui de sa conviction, c’est qu’à cette heure, plus avancé dans la vie, il sait qu’une intelligence ordinaire suffit pour faire triompher une erreur… mais que le saint privilége de consacrer, d’accréditer les vérités éternelles, est réservé au génie ou à la Divinité…

En un mot, ne voulant pas hasarder ici un rapprochement facile et sacrilége entre la vie sublime et la mort infamante du divin Sauveur (véritable symbole de sa pensée), il reconnaît humblement que Galilée seul pouvait dire du fond de son cachot : E pur si muove !

Eugène Sue.

Châtenay, 15 octobre 1838.

  1. Latréaumont
INTRODUCTION.
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CHAPITRE PREMIER.

La route de poste.


Un hasard étrange mit ce journal en ma possession. Établi durant quelques mois dans une ville centrale d’un de nos départements du Midi, dont le littoral est baigné par la Méditerranée, je cherchais à acquérir une propriété dans ce pays, merveilleusement pittoresque et accidenté ; j’avais déjà examiné plusieurs terres, lorsqu’un jour le notaire qui me donnait les renseignements nécessaires à cette exploration me dit : — Je viens de recevoir avis qu’à huit lieues d’ici, dans la plus belle position du monde, ni trop près ni trop loin de la mer, il y a un bien de campagne à vendre. Je ne sais pas ce que c’est ; mais si vous désirez le voir, monsieur, voici les indications précises à ce sujet ; c’est avec le curé du village de *** que vous aurez à traiter.

— Comment ! lui dis-je, avec le curé ? Mais ce n’est pas sans doute un presbytère qui est à vendre, j’imagine ?

— Je n’en sais rien, me dit l’homme de loi ; mais, d’après le prix assez élevé qu’on demande, je ne pense pas que ce soit un presbytère… Du reste, ajouta-t-il d’un air fin et entendu, il paraît qu’il y aura mille moyens de s’arranger à l’amiable et avantageusement ; car c’est une vente par suite de départ précipité ou de mort subite, je ne sais pas au juste, d’autant plus qu’il a couru des bruits si absurdes et si bêtes à ce sujet, que je craindrais de tomber dans un roman ridicule en vous entretenant de ces billevesées ; mais ce qu’il y a de sûr, monsieur, c’est que ces occasions-là sont toujours les meilleures, d’autant plus qu’on a fait, me dit mon correspondant, des folies… de véritables folies dans cette propriété.

— Un départ précipité ! une mort subite !… Et qui donc habitait ce lieu ? lui demandai-je.

— Je n’en sais rien, absolument rien… Mon correspondant ne m’en a pas appris plus long… et c’est par le plus grand hasard du reste qu’il a eu vent de cette bonne affaire ; car sur cent personnes du département, il n’y en a pas dix qui connaissent le village de ***.

Je ne sais pourquoi ces renseignements, bien que fort vagues, piquèrent ma curiosité ! je me décidai à partir sur-le-champ, et j’envoyai commander des chevaux.

— Oh ! me dit le notaire, je ne vous conseille pas de vous engager en voiture dans ces chemins-là… la poste y mène bien, mais le relais le plus proche de *** en est encore éloigné de cinq lieues, et, pour y arriver, on dit que ce sont de vraies sablonnières de traverse, dont vous aurez mille peines à vous arracher ; si vous m’en croyez, monsieur, vous irez là à cheval.

Je crus le garde-note ; je fis mettre un portemanteau sur une selle de courrier, et, précédé d’un postillon, je partis pour le village de ***, distant de huit lieues de la ville où je me trouvais.

Je fis mes trois premières lieues en une heure, je changeai de chevaux au relais, et j’entrai en pleine traverse.

C’était vers le milieu du mois de mai, par une matinée délicieuse, rafraîchie par une faible brise du nord ; ces routes mouvantes, remplies d’un sable jaune comme de l’ocre, quoique détestables pour les voitures, qui s’y enfonçaient jusqu’aux moyeux, étaient assez bonnes pour les chevaux. Plus je m’avançais dans l’intérieur de ce pays inculte et sauvage, plus la nature se développait large et majestueuse, bien qu’un peu monotone : devant moi, d’immenses plaines de bruyères roses ; à l’horizon, de hautes montagnes bleuâtres ; à gauche, de nombreuses collines couvertes de bois ; et à droite, un continuel rideau de verdure, formé par les saules et les peupliers qui bordaient une rivière très-basse et très-limpide, partout guéable, mais fort rapide, et qu’il fallait plusieurs fois traverser, car elle coupait çà et là le chemin, qui tantôt s’encaissait entre de hauts escarpements couverts d’aubépines, de mûriers et de rosiers sauvages, et tantôt, au contraire, sortait de ces cavées, pour remonter en plaine, droit et uni comme un jeu de mail.

— Es-tu déjà allé à *** ? demandai-je à mon guide, dont la figure mâle, la tenue nette et propre, la démarche aisée sentaient fort leur cavalier libéré du service militaire ; j’avais d’ailleurs entendu ses camarades de la poste l’appeler le hussard, et tout dans cet homme contrastait avec l’air négligé et la bruyante familiarité des autres Méridionaux.