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justes préventions… puisque vous vous êtes joint à mon mari pour faire triompher notre virginal protégé… gloire à vous… honneur vous soit rendu !  !

— Mon cher baron… je me sens les nerfs horriblement agacés par cette scène, dit le docteur en pâlissant et en prenant les mains du châtelain par un mouvement d’impatience convulsive, je ne suis pas bien…

— Et moi, mon pauvre docteur, je suffoque… j’ai des vertiges, ma tête se fend !… J’étouffe… j’ai besoin d’air !

La porte s’ouvrit, et l’huissier vint annoncer que M. le marquis de Létorière demandait à avoir l’honneur de saluer et de remercier MM. les conseillers.

— C’est Dieu… qui nous l’envoie ! s’écria la conseillère, qu’il entre ! qu’il entre, ce doux agneau pascal !…

— Vous allez voir cet agneau buveur d’eau pure ! dit le baron avec un sourire sardonique.

— Vous allez voir cet ennemi de l’antiquité profane, dit le docteur sur le même ton… en se frottant joyeusement les mains.

— Vous allez voir ce Nemrod… dit Henferester.

— Vous allez voir la perle des jouvenceaux, dit Martha avec la plus profonde, avec la plus intime conviction.


CHAPITRE XVII.

Les adieux.


Létorière entra.

La surprise des quatre spectateurs fut au comble ; ils restèrent pétrifiés et se regardèrent avec ébahissement.

Le marquis était vêtu avec la plus remarquable élégance : il portait un habit de velours bleu céleste, brodé d’un feuillage d’or et d’argent d’une délicatesse extrême ; sa veste, de drap d’argent, était pailletée d’or, ainsi que son haut-de-chausse de même couleur que l’habit ; des bas de soie blanc-rosé à coins d’or ; des souliers à talons rouges ; une épée à monture d’or, rehaussée d’ornements d’argent du plus beau travail ; une aiguillette bleue, argent et or, un chapeau à plumes blanches, que le marquis tenait à la main, complétaient cet éblouissant costume.

Cette complète métamorphose eût déjà suffi pour renverser toutes les conjectures, ou plutôt pour confondre tous les souvenirs des conseillers et de Martha ; mais ce qui excitait davantage encore leur étonnement, c’était l’impossibilité où ils étaient de retrouver dans la figure de Létoriere aucune des expressions qui les avaient individuellement frappés.

Ainsi, dans ce charmant gentilhomme si magnifiquement vêtu, à l’air à la fois spirituel et malin… à la tournure d’une élégance et d’une grâce si parfaites, quoique un peu efféminée, le baron ne retrouvait plus son agreste chasseur si débraillé, si négligé… le docteur cherchait en vain son savant humaniste, à tournure de poëte affamé, et dame Martha demandait tout aussi vainement, aux yeux noirs et brillants du marquis, le regard timide et voilé de l’adolescent citateur de la Bible.

Létorière sentit la nécessité de mettre un terme à l’étonnement de ses juges, il les salua profondément et leur dit :

— Me sera-t-il permis, messieurs, de vous témoigner ici toute ma profonde gratitude, et d’en réitérer l’assurance à chacun de vous en particulier ?

Les trois Allemands se regardèrent stupéfaits, et attendirent en silence la fin de cette scène étrange.

Létorière s’avança près de madame de Flachsinfingen, lui prit la main avec un mouvement de la plus aimable galanterie, la porta à ses lèvres, et lui dit d’une voix douce et grave : — Je savais d’avance, madame, que pour mériter votre intérêt, que pour être à la hauteur de votre noble caractère, il fallait avoir comme vous une âme pure et religieuse… en me montrant à vous sous ces dehors, je n’ai pas menti. J’ai un moment emprunté votre langage, madame, et croyez qu’il est trop noble et trop beau pour que je l’oublie jamais… Et il la salua respectueusement.

— Quant à vous, monsieur le baron, pour vous prouver que je suis toujours digne de faire partie de la confrérie des joyeux veneurs, je n’ai autre moyen que de vous supplier de venir l’année prochaine faire la Saint-Hubert à mon château d’Obbreuse… Si vous daignez accompagner monsieur le baron, dit le marquis au docteur Sphex, nous continuerons nos commentaires sur notre poëte favori. Enfin, messieurs, autrefois c’était seulement par goût que j’aimais la chasse, la lecture des poëtes anciens et de l’Écriture… maintenant, ce sera par reconnaissance et par souvenir de votre précieux intérêt…

Ce disant, Létorière salua profondément les trois conseillers, qui restèrent sans parole, et sortit.

Radieux de ce gain qui assurait son mariage avec mademoiselle de Soissons, Létorière rentrait chez lui, lorsqu’il reçut ce billet que la princesse lui avait écrit par un courrier :

« Le roi se meurt… ma liberté, notre avenir sont menacés… Venez ! venez… »

Tombant du plus rayonnant espoir dans une effrayante angoisse, le marquis partit à l’instant pour Paris.


CHAPITRE XVIII.

Le retour.


Le jour même de son retour à Paris, M. de Létorière, au moment où il se débottait pour se rendre à Versailles en toute hâte auprès du roi, reçut la visite de M. le baron d’Ugeon, parent de madame de Soubise. Accompagné de deux seconds, il venait demander au marquis satisfaction de la conduite blessante que ce dernier, avant son départ pour l’Allemagne, avait tenue envers la maréchale, à l’hôtel de Soubise.

Très-étonné de cette récrimination, que rien ne motivait, M. de Létorière, sans refuser ce duel, déclara qu’arrivant de Vienne à franc étrier pour voir une dernière fois le roi son maître, qu’on disait mourant, il ne consentirait à se battre qu’après avoir rempli ce devoir sacré.

La bravoure du marquis était trop connue pour que sa proposition ne fût pas acceptée. Il fut convenu que, lorsque M. de Létorière serait prêt à accepter la rencontre, ses seconds en préviendraient M. le baron d’Ugeon.

Après avoir prié Dominique de se rendre à l’abbaye de Montmartre, et de remettre une lettre de sa part à la princesse Julie, le marquis partit pour Versailles.

Louis XV se mourait d’une petite vérole pourprée.

Cette terrible maladie, si rapidement contagieuse, et qui laissait des traces si effroyables, avait causé une grande épouvante parmi les courtisans. Létorière trouva les petits appartements, occupés par le roi mourant, presque déserts. Cette panique était d’autant plus grande, qu’on ne connaissait pas alors la vaccine. À peine les gens de service étaient-ils restés à leur poste. Louis XV avait formellement défendu de laisser entrer chez lui M. le dauphin et les autres princes et princesses, dans la crainte d’exposer la famille royale à cette funeste contagion.

M. le vicomte de T***, un des gentilshommes ordinaires de la chambre, alors en service, était dans la pièce qui précédait l’appartement du roi lorsque Létorière arriva, pâle et douloureusement ému.

Le marquis, oubliant dans ce moment affreux les usages de la cour, allait soulever la portière du cabinet qui menait chez Louis XV, lorsque le vicomte s’approcha vivement et lui dit à voix basse, en lui mettant la main sur le bras :

— Arrêtez, monsieur ; vous n’avez pas les entrées de la chambre de Sa Majesté.

— On dit, monsieur, le roi presque délaissé par ses serviteurs ; ils redoutent la contagion… S’il est vrai que la mort règne dans cette chambre, on peut braver l’étiquette pour y entrer, dit Létorière avec amertume, et il fit un mouvement pour passer outre.

— Encore une fois, vous ne pouvez vous présenter chez Sa Majesté, monsieur… reprit le vicomte de T***. Je ne sais d’ailleurs si elle consentirait à vous recevoir.

— Allez donc le lui demander, monsieur ; le roi ne refusera pas les services de celui qu’il a toujours comblé de ses bontés.

La proposition d’entrer dans la chambre de Louis XV parut fort effrayer M. de T***, qui répondit fièrement au marquis, et toujours à voix basse :

— Je n’ai d’ordres à recevoir que de monsieur le premier gentilhomme en service, monsieur.

À ce moment une voix assez faible et bien connue des deux interlocuteurs demanda :

— Qui est là ? Qui parle ainsi à voix basse ?

— C’est le roi !… Il vous a entendu, monsieur. Vous répondrez des suites de ceci, dit M. de T*** ; et il reprit tout haut : Que Votre Majesté daigne m’excuser si je lui réponds sans entrer ; mais j’exécute ses ordres formels. La personne qui est là, sire, est…

— C’est Létorière qui supplie le roi de lui permettre de s’approcher, dit le marquis à demi-voix en interrompant M. de T***.

— Vraiment… c’est vous, mon enfant ! vous êtes donc de retour ? s’écria Louis XV avec une grande expression de contentement. Puis, réfléchissant qu’il pouvait exposer le marquis au danger de la contagion en lui permettant l’accès de sa chambre, le prince ajouta :

— Non… non… l’air de cet appartement est mortel… N’entrez pas, je vous le défends…

— Pour la première fois de ma vie, j’oserai méconnaître un ordre du roi… Mais j’ai un devoir à accomplir et je l’accomplirai, s’écria Létorière, qui, soulevant la portière, s’avança vers le lit du monarque.

— Sortez… sortez à l’instant même ! malheureux enfant ! s’écria le prince en se levant sur son séant et en étendant sa main vers la porte d’un air impérieux.

Mais Létorière se précipita sur la main de Louis XV ; malgré ses ef-