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Une voiture s’arrêta de nouveau à la porte. La conseillère ressentit une forte émotion de terreur, lorsque sa servante vint lui dire :

— C’est un marquis français qui demande madame…

— Jésus-Dieu !… c’est lui… du courage ! dit-elle à voix basse ; et elle ajouta : Quand je sonnerai, Claire, vous introduirez cet étranger.

La servante sortie, la conseillère embrassa solennellement son mari, et lui dit d’une voix émue :

— Allons, allons, Flachsinfingen, le moment est venu… armez votre arquebuse, et que Dieu me sauve !…

— Et elle leva le tapis en faisant du geste à son mari le signe de se glisser sous la table.

— Mais, ma femme, je vais étouffer là-dessous… c’est absurde !

— M’entendez-vous ? dit Martha d’un air impérieux.

— Mais… il est inutile…

— Flachsinfingen, m’avez-vous entendue ? dit la conseillère furieuse, en saisissant son mari par le bras et en accentuant pour ainsi dire chacun de ses mots par un pincement énergique.

— Il faut que je sois, par Dieu ! aussi faible, aussi sot que vous êtes folle pour me prêter à ce manège, dit le conseiller en se frottant le bras et en s’introduisant sous la table avec assez de peine.

— Maintenant, quand je crierai : À moi, Flachsinfingen ! sortez de là, et faites feu sans pitié sur le Philistin ! lui dit sa femme ; puis elle rabaissa le tapis, qui étouffa les derniers murmures du conseiller.

Sûre de cet auxiliaire caché, Martha fit de savants préparatifs de défense. La table, sous laquelle était le conseiller, devait se trouver entre elle et l’adversaire qu’elle redoutait. De plus, Martha se flanqua de deux chaises et s’entoura d’un paravent ; elle avait aussi à sa portée un long poignard de Tolède.

Alors la conseillère agita sa sonnette avec un cruel serrement de cœur, après avoir dit à voix basse : Tenez-vous prêt… Flachsinfingen…

Quelques sons inarticulés sortirent de dessous le tapis, la porte s’ouvrit, Létorière entra et la conseillère mit la main sur son arme.


CHAPITRE XV.

L’entrevue.


Cette fois encore la métamorphose du marquis était complète. Il ne semblait pas avoir plus de vingt ans ; ses cheveux châtains sans poudre, partagés au milieu de son front, encadraient sa charmante figure, alors candide et ingénue. Il était vêtu de noir, baissait timidement les yeux, tournait son chapeau entre ses mains d’un air embarrassé, et restait à la porte sans oser faire un pas.

La conseillère, émue, irritée, menaçante, qui, une main sur la garde de son poignard, s’attendait à voir entrer un brillant et hardi seigneur au regard effronté, aux allures audacieuses, au propos délibéré, resta stupéfaite à l’aspect de cet adolescent d’une si rare beauté, qui, tout intimidé, semblait hésiter à s’approcher d’elle.

Ne pouvant en croire ses yeux, et craignant quelque méprise, Martha lui dit d’une voix aigre :

— Êtes-vous bien M. le marquis de Létorière ?

— Oui, madame la conseillère, répondit le marquis d’une voix tremblante, sans lever les yeux et en rougissant beaucoup.

— Vous venez de France ?

— Oui, madame la conseillère ; il y a trois jours que je suis arrivé…

À cette voix douce, d’un timbre si pur et si jeune, l’étonnement de Martha redoubla ; elle abandonna ses armes, se pencha vers le marquis, et lui dit d’une voix un peu moins grondeuse :

— Vous êtes enfin M. de Létorière, qui sollicitez pour un procès ?

— Oui, madame la conseillère…

— Pour un procès contre les ducs de Brunswick et de Brandebourg ?

— Oui, madame la conseillère…

En entendant ces réponses d’une naïveté presque niaise, et balbutiées avec tous les dehors de la crainte, Martha, rassurée, se leva et fit même deux pas vers la porte, en disant au marquis :

— Mais approchez-vous donc, monsieur…

Létorière, pour la première fois, leva ses grands yeux tendres et mélancoliques, les attacha quelque temps sur la conseillère, puis les voila de nouveau sous leurs longues paupières.

De sa vie Marlha n’avait rencontré un regard à la fois si doux, si séduisant ; elle se sentit émue, et dit au marquis avec une sorte de brusque impatience :

— Mais approchez-vous donc… monsieur… on dirait en vérité que je vous fais peur…

— Oh ! non, madame la conseillère… vous ne me faites pas peur… « car la femme vertueuse est un excellent partage, et elle sera donnée à l’homme pour ses bonnes actions, » dit l’Écriture…

— Il cite l’Écriture ! s’écria Martha avec admiration, et elle reprit tout à fait rassurée : — Je vous intimide donc bien ?

— Mais… madame… c’est que vous avez l’air si imposant… Vous ressemblez tant à une des filles de notre roi, que le cœur me bat malgré moi ; et le marquis mit, avec un mouvement plein de grâce, sa main sur son cœur. Mon Dieu… je puis à peine parler. Ah ! ne m’en voulez pas, madame, on n’est pas maître de cela, dit Létorière en jetant un regard à la fois timide et implorant sur la conseillère, singulièrement flattée de l’effet qu’elle produisait, et de sa ressemblance avec une des filles du roi de France.

— Mais je ne sais si je rêve ou si je veille, se disait Martha ; comment ! c’est là cet effronté ? cet audacieux ? ce séducteur impitoyable ? Mais peut-être se joue-t-il de moi ? peut-être cette apparence candide n’est-elle qu’une feinte abominable du mauvais esprit ? Peut-être est-ce une ruse du tigre qui s’approche à pas lents de sa proie pour mieux la saisir et la dévorer ?

À mesure que ces soupçons lui vinrent à l’esprit, la conseillère, imitant elle-même, jusqu’à un certain point, dans sa retraite, la démarche oblique et soupçonneuse du tigre, regagna prudemment son fort, c’est-à-dire la table, et dit tout bas à son mari :

— Préparez votre arquebuse, Flachsinfingen… le moment approche.

Au brusque mouvement que fit le tapis, il fut impossible de deviner si le conseiller armait son arquebuse ou s’il faisait un geste d’impatience.

Une fois bien retranchée et à portée de son poignard, la conseillère reprit son accent impérieux, sa physionomie rébarbative, et dit durement à Létorière :

— Eh bien ! que voulez-vous, monsieur ? mon mari est convaincu de la justice des droits des princes allemands, et toutes vos démarches seront inutiles.

— Adieu donc, madame, puisque vous ne voulez pas daigner m’entendre. Je n’ai plus d’espoir… Hélas ! mon Dieu ! que je suis malheureux !

Le marquis, mettant une de ses mains sur ses yeux, se dirigea vers la porte d’un air douloureusement abattu.

À ce mouvement, qui était loin d’annoncer des intentions hostiles, à cet accent profondément désolé, la conseillère oublia tous ses soupçons, sortit pour la seconde fois de son fort, s’approcha du marquis et lui dit d’une voix très-adoucie, qui trahissait un peu de dépit :

— Mais qui vous dit que je ne veux pas vous entendre, jeune homme ? Pourquoi vous en aller ?… Quoique le gain de votre procès soit compromis, il est du devoir de mon mari d’écouter vos réclamations… Confiez-moi cela… rassurez-vous ; ai-je donc l’air si terrible ? Voyons, venez près de moi, n’ayez pas peur. Et ce disant, Martha prit le marquis par la main et l’amena à pas lents près d’un fauteuil en lui répétant : Rassurez-vous donc, il ne faut pas être si craintif non plus, mon enfant.

À ce moment, un bruyant éclat de rire se fit entendre, le tapis de la table se souleva tout à coup, et le gros conseiller parut, son arquebuse à la main, en s’écriant avec un redoublement d’hilarité :

— Où est donc votre poignard ? où est donc votre cuirasse ? où est donc votre bouclier, Martha ?… C’est vous maintenant qui êtes obligée de rassurer ce Pharaon ! ce Nabuchodonosor… Ah ! ah ! ah ! voilà Judith qui calme l’émotion d’Holopherne !

Tout ceci était à peu près incompréhensible pour Létorière, qui, un moment surpris de la brusque apparition du conseiller, n’eut bientôt qu’à comprimer l’envie de rire qu’excitait la grotesque tournure de Flachsinfingen.

Mais Martha, aussi courroucée qu’humiliée des railleries de son mari sur les folles précautions qu’elle avait prises, se précipita vers le conseiller d’un air indigné en s’écriant :

— N’avez-vous pas de honte de recourir à de si vils moyens pour venir espionner votre femme ? Oh ! l’odieux tyran ! oh ! l’abominable jaloux ? Lui ai-je, mon Dieu ! jamais donné lieu de douter de ma vertu ?

Et Martha leva les yeux au ciel pour prendre Dieu à témoin de l’injustice des soupçons du pauvre conseiller, qui, étourdi, hébété par ces reproches si inattendus, restait béant, son arquebuse à la main.

— Comment, ma femme, dit-il, vous ?…

— Je ne veux rien entendre, s’écria Martha en le prenant par le bras… Laissez-moi…

— Mais… pourtant…

— Sortez, monsieur, sortez ! votre présence me fait un mal affreux… Et Martha poussait rudement son mari vers la porte d’un cabinet qui ouvrait sur cette pièce.

— Mais… ma femme !… Et le conseiller se rebéquait encore.

— Et devant ce jeune homme ! Mon Dieu, que va-t-il penser de moi ? s’écria Martha.

— Mais, par le diable ! c’est vous qui…

— S’embusquer là traîtreusement avec une arquebuse ! ajouta Martha.

— Mais enfin… ma femme !… Et le conseiller, perdant du terrain, était toujours refoulé vers la porte.

— Un véritable guet-apens, digue d’un bandit italien ! reprit Martha avec horreur.

— Pourtant, ma femme, c’est vous qui…