Page:Sue - Atar-Gull et autres récits, 1850.djvu/132

Cette page a été validée par deux contributeurs.

La conseillère tenait dans ses doigts décharnés un billet qu’elle relisait pour la seconde fois avec une attention profonde, en pesant sur chaque mot.

Ce billet était ainsi conçu :

« M. le marquis de Létorière aura l’honneur de se présenter aujourd’hui, à midi, chez madame la conseillère de Flachsinfingen, si elle daigne le recevoir. »

Après avoir lu, elle reprit :

— Se présenter chez madame la conseillère, quelle audace !



Le docteur Sphex.

— Mais, Martha, dit humblement le conseiller, je ne vois pas ce qu’il y a d’audacieux à…

— Vous ne voyez pas ! Oh ! certes, vous êtes si pénétrant, vous ne voyez pas qu’une telle lettre, de la part d’un voluptueux, d’un débauché, d’un Nabuchodonosor comme ce marquis de Létorière, est pire encore qu’une insulte ? car c’est pour ainsi dire une préméditation, une menace d’insulte !

— Comment cela, Martha ?

— Mais vous avez donc oublié tout ce qu’on raconte de cet homme abominable ? qui ne laisse après lui, dit-on, que filles séduites… qu’épouses coupables ?… Ne savez-vous pas que c’est un Pharaon, qui croit vous ensorceler d’un coup d’œil… une manière de Tarquin effréné, qui la première fois qu’il se trouve avec une femme ose lui parler le langage de la galanterie la plus perverse !

— Le fait est que c’est un de ces verts-galants que les maris, les pères et les mères donnent au diable vingt fois par jour, hé, hé, hé ! répondit le conseiller en riant d’un gros rire.

Cet accès d’importune hilarité fut sévèrement puni par la conseillère, qui pinça vertement son mari en s’écriant :

— Vous êtes pourtant assez misérable pour rire sottement, lorsque vous avez en main la preuve qu’un pareil débordé a peut-être la prétention de mettre le comble à ses triomphes infernaux en attaquant l’honneur de votre femme !…

Le conseiller regarda la conseillère d’un air ébahi en joignant les mains :

— Attaquer votre honneur, Martha ! Eh ! bon Dieu du ciel, qui pense à cela ?

— Oh ! quel homme ! quel homme ! Mais écoutez donc !

Et la conseillère relut une troisième fois la lettre…

« M. de Létorière aura l’honneur de se présenter aujourd’hui, à midi, chez madame de Flachsinfingen. »

— Comprenez-vous bien ? chez madame. Est-ce clair ? Ce n’est pas chez monsieur le conseiller qu’il veut se présenter, c’est chez madame la conseillère. C’est donc une espèce de rendez-vous qu’il me demande. Il ne le cache pas, il ne prend pas de détours, il l’avoue sans honte ; et vous, vous ne bondissez pas, vous restez là, indifférent à cet affront ! Allez, allez, Flachsinfingen, vous n’êtes pas digne d’avoir une honnête femme ! Me demander un rendez-vous ! l’impudique !! répéta la conseillère avec indignation.

— Comment, Martha, vous supposez sérieusement que le marquis songerait ?… Allons donc ! vous êtes folle, archifolle ! s’écria le conseiller. S’il vous demande un rendez-vous, c’est pour vous parler au sujet de son procès ; rien de plus simple. Comme tout le monde, il sait que j’ai placé toute ma confiance en vous, c’est-à-dire que vous me menez par le nez ; eh bien ! pour m’influencer, il veut d’abord tout naturellement agir sur vous, Martha.

— Agir sur moi !! Comment agir sur moi !! C’est bien ce que j’empêcherai au péril de mes jours ! s’écria la conseillère d’un ton héroïque.

À ce moment on entendit une voiture s’arrêter à la porte.



Le creux des tilleuls.

— Ciel ! c’est lui, dit la conseillère en s’appuyant sur le fauteuil de son mari. Je n’ai pas une goutte de sang dans les veines. Flachsinfingen, ne me quittez pas ; au nom du ciel, défendez-moi de cet audacieux !

Mais la voiture continua sa route ; c’était une fausse alerte.

Martha passa la main sur son front, et dit avec émotion :

— Le cœur m’a manqué, je l’avoue ; mais on n’est pas maîtresse de sa terreur.

— Ah çà ! puisque vous avez si peur de ce marquis, pourquoi diable le recevez-vous, l’affrontez-vous ? demanda naïvement le conseiller.

— Pourquoi ? pourquoi ? répéta Martha d’un air indigné, en montrant son mari avec un geste de souverain mépris. Il me demande pourquoi ?