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— Le seigneur tarde bien à venir, dit le majordome en regardant avec tristesse le quartier de daim qui commençait à se dessécher.

— La nuit est noire et la pluie tombe bien fort, maître Selbitz… Peut-être la chasse aura-t-elle emmené le seigneur dans la forêt d’Harterassen… Maître Erhard Truches avait envoyé dire ce matin par Karl, le valet de chiens, que c’était un sanglier que le seigneur avait à chasser… et toujours les sangliers sortent des bois de Fersenfak, gagnent la plaine des Marais, se rembûchent dans la forêt d’Harterassen, et vont se faire prendre dans l’étang du prieuré… Tout cela fait au moins huit lieues pour aller et autant de retraite, maître Selbitz…

— Et par la nuit, et par la pluie, et par les mauvais chemins de la forêt, c’est long… Mais, écoute donc, Link, dit le majordome en prêtant l’oreille, n’est-ce pas le son de la trompe du seigneur ?

— Non, maître Selbitz, c’est le vent qui souffle dans la girouette.

— Quelle heure peut-il être ? dit le majordome ; car l’usage des pendules était aussi inconnu au château qu’à Otaïti.

— Il doit être entre six et sept heures, maître Selbitz ; car Elphin, le cheval rouan du seigneur, demande son avoine à grands cris depuis un bout de temps… Tenez… l’entendez-vous ? Patience… patience ! vieil Elphin, dit le palefrenier en se retournant du côté de la porte : quand tes compagnons Kol et Lipper seront arrivés, tu auras la provende, mais pas avant ; vieux glouton !

— Pour le coup, c’est bien la trompe du seigneur que j’entends, s’écria le majordome. Dieu soit béni !… Quel temps ! Allons… cours tenir l’étrier à monseigneur, Link… pendant que je vais jeter au feu une hottée de pommes de pin pour le faire flamber.

— C’est bien la trompe du seigneur, dit Link après avoir attentivement écouté ; mais il ne sonne pas joyeusement sa fanfare ou la retraite prise. Ah ! maître Selbitz, mauvaise chasse ! mauvaise chasse !

— Raison de plus pour ne pas le faire attendre. Allons, hâte-toi !

Le palefrenier sortit en courant. Selbitz, après avoir avivé le feu, mit sur le plat d’argent du seigneur une grande lettre à cachet rouge, qu’un exprès de Vienne avait apportée dans la journée.

À ce moment, on entendit le claquement sonore d’un fouet et une voix de stentor retentissante et grondeuse qui s’écriait :

— Allons, au diable noir !… chiens maudits !… Erhard, fais attention si le cheval pie mange bien ; car la journée a été rude !

Puis on entendit le bruit de grosses bottes ferrées et éperonnées ; la porte s’ouvrit, et le châtelain d’Henferester entra au milieu d’une douzaine de chiens courants, couverts de boue et ruisselants de pluie, qui se précipitèrent dans la cuisine pour prendre place devant la cheminée et s’y sécher.

Le châtelain leur accordait ce privilège, autant par amour pour la race canine que par intérêt pour son plaisir, sachant que les chiens qui rentrent au chenil grelottants et glacés tombent souvent malades.

Le châtelain de Henferester, homme colossal, âgé de quarante-cinq à cinquante ans, semblait d’une force herculéenne. En entrant, il jeta sur la huche un vieux chapeau de feutre. Ses cheveux, d’un blond ardent, étaient coupés court ; sa barbe rousse, qu’il ne rasait que les jours de conseil, était si épaisse et si abondante, qu’elle couvrait presque tout son visage. Ses traits, fortement accusés, hâlés par le grand air, étaient durs et ne manquaient pas d’une certaine noblesse.

Son vieux justaucorps vert était trempé de pluie et boutonné jusqu’au menton. Ses culottes de daim semblaient noires de vétusté, et ses grosses bottes fortes, couvertes de boue, lui montaient presque au milieu des cuisses ; son ceinturon de cuir supportait ses couteaux de chasse à manche de corne. Il portait en sautoir une grande trompe de cuivre terni, et tenait dans sa large main velue son fouet et sa lourde carabine.

Après avoir remis cette arme et sa trompe à son majordome, qui les suspendit au mur, le châtelain s’approcha du feu d’un air mécontent, distribua quelques rudes coups de botte à ses chiens pour se faire faire place, et s’assit lourdement dans sa chaire, en disant à sa meute d’une voix irritée :

— Arrière, fainéants, maladroits ! vous mériteriez plutôt de faire tourner la roue du tourne-broche, que de suivre la voie d’un noble animal de vénerie… Mettre bas après cinq heures de chasse !… et cela parce que le fort du sanglier était trop fourré, n’est-ce pas ? Vous êtes donc devenus bien délicats… hum ?… Et jusqu’à toi, vieux Ralph ! ajouta-t-il d’un air furieux en allongeant un coup de pied au chien à qui s’adressait cette interpellation.

Le majordome, voyant l’humeur de son maître, voulut la calmer en lui rappelant le souvenir de chasses plus heureuses :

— Je comprends que monseigneur soit mécontent quand il ne fait pas bonne chasse, car il n’y est pas habitué ; mais…

— C’est bon… c’est bon… dit le châtelain d’un ton bourru. Ôte ce daim de la broche, et fais-moi souper, car j’ai une faim de diable. Ce sanglier nous a menés jusqu’à la forêt de Harterassen ; là les chiens ont mis bas devant un fourré d’ailleurs si épais, qu’il eût vraiment fallu la cuirasse d’un sanglier pour y pénétrer.

— Monseigneur voit donc bien que ce n’est pas tout à fait la faute de ses braves chiens… Mais monseigneur est tout trempé, s’il voulait changer ?

— Changer !… Et pourquoi voulez-vous que je change, maître Selbitz le douillet ? s’écria le châtelain d’un air courroucé ; me prenez-vous pour une femmelette ? pour un Français ?… Est-ce que j’ai jamais l’habitude de changer en revenant de la chasse ? Est-ce que mes chiens changent ? Est-ce que mes chevaux changent ?

— Non, sans doute, monseigneur, mais vos habits fument sur votre corps, comme la cuve de dame Wilhelmine lorsqu’elle fait la lessive.

— C’est la preuve qu’ils sèchent et que l’humidité s’en va…

— Mais… monseigneur…

— Mais taisez-vous, maître Selbitz le sot, maître Selbitz le bavard, et donnez-moi un coup de kirchenwaser.

Puis, avisant la lettre qui était sur son assiette, le châtelain ajouta :

— Qu’est-ce que cela, Selbitz ?

— Une lettre qu’un courrier de M. le comte de Hasfeld a apportée.

— Au diable les affaires ! C’est bien assez d’aller à Vienne deux fois par semaine, dit le châtelain en décachetant la lettre.

Cette lettre était ainsi conçue :

« Je dois vous prévenir, mon cher baron, que le marquis français, M. de Létorière, doit arriver aujourd’hui chez vous pour vous solliciter au sujet de mon procès ; je n’ai pas besoin de vous rappeler la promesse formelle que vous m’avez faite de joindre votre vote à ceux de vos collègues, pour faire triompher la cause de monseigneur le duc de Brandebourg… Agréez, mon cher baron, etc. »

— Et que diable ce Français vient-il faire ici ? s’écria le châtelain avec emportement. Par les saints rois de Cologne, je ne puis donc pas être un moment en repos ?… Voilà ce muguet de Versailles qui vient me relancer ici comme un sanglier dans sa bauge… Dans ma pensée son procès est perdu… archiperdu… : que veut-il de plus ?… Est-ce qu’il croit, d’ailleurs, que je me serais intéressé à lui ? un impudent petit-maître qui brode au tambour, et qui met, dit-on, du rouge et des mouches ?… un de ces hommes à bonnes fortunes, aussi corrompus qu’efféminés, toujours pendus aux cotillons des femmes ? Mais, par l’enfer ! je ne puis échapper à ce marquis !… S’il vient, je suis obligé de lui donner l’hospitalité ; il y a quinze lieues d’ici à Vienne, je ne puis le renvoyer sans le voir. Au diable les plaideurs et les procès !… Et s’il arrive ce soir ?… il faudra lui offrir de passer la nuit ici ; et où le coucher, encore ?… tout est si délabré ici… Et ce beau-fils va m’arriver en litière comme une femme en mal d’enfant !

Le baron frappa du pied avec colère, appela son majordome, et lui dit d’un air irrité :

— Voilà qu’il m’arrive peut-être un Français ici ce soir… un marquis… un plaideur… Du temps qu’il fait, on ne peut le laisser retourner à Vienne… Où le mettrons-nous, lui et sa suite ? car ce mignon voyage sans doute avec tout son attirail de coiffeurs… d’habilleurs et de parfumeurs !

— Ma foi, monseigneur, dit le majordome en se grattant l’oreille, il n’y a que la chambre aux rats où il ne pleuve pas.

— Eh bien donc, va pour la chambre aux rats ! Puis le baron ajouta avec une sorte d’ironie amère : — Et pour donner une brillante idée de l’hospitalité qu’on reçoit au château d’Henferester, et surtout pour que ce douillet visiteur ait toutes ses aises, n’oubliez pas, majordome, de couvrir son lit de ses plus belles courtines de soie, de le garnir d’édredon, de draps de fine toile de Frise ; de bien battre le tapis de Turquie ; de mettre des bougies parfumées dans les candélabres de vermeil, et de faire bassiner le lit avec des charbons de bois d’aloès… Entendez-vous bien, majordome ?

— Oui, oui, monseigneur, dit maître Selbitz tout en s’occupant de retirer du feu le quartier de daim, le lard et la choucroute, et très-joyeux de la plaisanterie de son maître, oui, monseigneur, soyez tranquille, je vous entends : la paille du lit sera fraîche et bien remuée ; la couverture de laine bien battue, le plancher bien balayé, les rideaux et les tentures de toiles d’araignées bien secoués, et les volets bien ouverts, pour que la lune jette une belle clarté dans la chambre de votre hôte ; enfin, puisqu’il est si douillet et si frileux… son lit sera bassiné… avec le chien du tourne-broche.

Le châtelain ne put s’empêcher de rire de cette facétie de son majordome, qui ne faisait que décrire très-exactement la chambre aux rats, d’ailleurs en tout semblable à celle que le baron occupait lui-même, tant ce dernier était indifférent aux habitudes du bien-être le plus vulgaire.

— À table… dit le châtelain avec impatience, en approchant sa chaise et en prenant à son ceinturon son couteau de curée.

À ce moment on entendit résonner la trompette que portent habituellement les postillons allemands.

— C’est peut-être ce damné marquis, s’écria le châtelain. Holà… Erhard !… Selbitz ! courez le recevoir.

Et le baron, se levant lourdement de sa chaise, s’avança vers la porte, en disant d’un ton bourru : — Il faut qu’il ait le diable au corps pour voyager par un temps pareil… Mais bah !… au fond de sa chaise de poste… il est encore mieux qu’il ne sera dans le château. Voyons donc un peu ce beau mignon… ce beau-fils, le plus efféminé de tous les efféminés de la cour de France.

Et le baron sortit pour remplir, malgré lui, les devoirs de l’hospitalité à l’égard de son hôte.