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de mer, sur l’épaule une aiguillette or et vert ; vous voyez, madame, que jusqu’ici rien n’est plus simple.

— Les nuances sont assez bien assorties, voilà tout, dit l’abbé.

— Mais, reprit le comte, ce qui était vraiment merveilleux, c’était la garniture de cet habit. D’abord, le ruban de Steinkerque du marquis était attaché par une magnifique agrafe d’émeraudes ; puis ses grands et ses petits boutons, et jusqu’à la monture de son épée, tout était en magnifiques primes d’opales qui jetaient des feux verts, azur et orangés, presque aussi éblouissants que les diamants qui encadraient ces superbes pierres[1].

— Mais une garniture pareille vaut plus de vingt mille écus ! s’écria l’abbé.

— Je le crois bien, reprit M. de Lugeac, aussi est-ce une bien folle prodigalité ; toujours est-il que, lorsque le marquis parut dans cette loge, ainsi magnifiquement vêtu, ses cheveux, légèrement poudrés au givre avec de la poudre écrue, tombant à sa mode, en boucles onduleuses de chaque côté des tempes ; toujours est-il, madame la maréchale, qu’il y eut dans le public une sorte d’extase, d’admiration, puis succéda un murmure de plus en plus approbateur, et enfin des bravos presque universels retentirent.

— Mais c’est, en vérité, une ovation toute païenne que cette sotte apothéose à la beauté d’un homme ! dit la maréchale avec un sourire de dédain. Du reste, ce qui est tout aussi amusant que l’enthousiasme des Parisiens pour les grâces charmantes de M. de Letorière, c’est l’admiration profonde qu’il a de lui-même… La vanité de ce nouveau Narcisse est, dit-on, si ridiculement exaltée depuis quelque temps, qu’il devient d’un superbe indomptable ; ce ne sont que belles désespérées, éplorées, qui en vain appellent à grands cris ce dédaigneux Céladon… Aucune femme ne lui paraît plus sans doute digne de ses hommages.

— Ou peut-être, madame, n’en trouve-t-il qu’une seule digne de son amour, dit mademoiselle de Soissons en levant son noble et beau visage, qui rayonnait de bonheur, d’amour et d’orgueil en entendant faire cet éloge indirect de la fidélité du marquis.

La maréchale, ne s’apercevant pas de l’émotion de mademoiselle de Soissons, continua :

— Mais, chère princesse, s’il en était ainsi, on connaîtrait ce phénix, cet amour pharamineux ! car la discrétion n’est pas le fait de M. de Letorière. Non, non, croyez-moi… s’il est fixé comme vous le dites, son choix est alors si indigne, qu’il est obligé de le cacher au monde.

— Peut-être au contraire est-ce le monde qui, aux yeux de M. de Letorière, n’est pas digne de connaître son secret, reprit mademoiselle de Soissons.

Cette seconde répartie frappa la maréchale, qui s’écria :

— En vérité, chère Julie, on voit bien que vous ne connaissez pas M. de Letorière, puisque vous le défendez.

— Nous causons ici de généralités, madame ; soyez sûre que si j’avais à prendre la défense de quelqu’un qui m’intéresserait, je la prendrais hardiment et sans feinte… lorsque l’heure me semblerait venue, dit mademoiselle de Soissons avec un singulier accent.

— Oh ! je vous sais d’une rare vaillance à ce sujet, ma chère enfant ; vos amis sont bien vos amis, mais, en revanche, vos ennemis sont bien vos ennemis ! Permettez donc qu’à mon tour j’aie mes préférences et mes antipathies… Franchement, M. de Letorière est fort dans ces dernières, je hais tout ce qui sent l’intrigue et le souterrain. Ce marquis n’avait il y a cinq ans que la cape et l’épée, je me demande comment il peut avoir à cette heure des garnitures d’habit de vingt mille écus, un grand état de maison, les plus beaux chevaux du monde, et jouer aussi gros jeu qu’un fermier général.

— Je crois, madame, que les personnes qui se font ces questions-là savent toujours comment les résoudre, dit sèchement Julie.

— Quant à moi, je vous jure, ma chère, que j’y serais fort empêchée, reprit la maréchale de l’air le plus naturel ; mais, si j’avais le malheur d’être des amis de l’opulent M. de Letorière, je ne désirerais rien de mieux pour sa réputation que de le voir brûler comme sorcier, quelque incrédule que je fusse à la pierre philosophale.

À ce dernier sarcasme, mademoiselle de Soissons regarda la pendule avec une sorte d’impatience inquiète et se contint.

— Sa magnificence est véritablement inconcevable, reprit M. de Lugeac. Les uns, il est vrai, disent qu’il est heureux au jeu, les autres affirment que le roi et madame Dubarry lui veulent beaucoup de bien et lui ont fait gagner deux procès très-importants ; au reste, il est évident que Sa Majesté en est ensorcelée comme tout le monde ; et puis on dirait vraiment que tout ce que touche ce marquis devient or… Croyez-vous, madame, qu’il a pu mettre à la mode un pauvre diable de tailleur qui lui faisait crédit lorsqu’il sortait de page ? Le marquis ne s’en cache pas et le dit tout haut. Ce Landry des Ciseaux d’or, dont les magasins sont éblouissants, qui est maintenant un des plus riches artisans de Paris, doit cette fortune inespérée à l’influence de ces seuls mots répétés par toute la ville : « C’est le tailleur du beau Létorière ! »

— Franchement, dit la maréchale avec impatience, toutes ces imaginations-là ressemblent fort aux contes de Perrault.

— Ce qui se rapproche davantage d’un conte de fée, reprit M. de Lugeac, c’est la description de sa chambre à coucher. On parle d’une toilette complète en or ciselé par Gouttière et enrichie de pierreries.

— Moi, dit l’abbé, j’ai entendu mille fois répéter à monseigneur l’archevêque de Paris que M. de Letorière était presque le serpent du paradis terrestre. « S’il a encore affaire à l’officialité de Paris, me disait ce matin ce bon prélat, je le ferai masquer d’un capuce, comme un pénitent noir, pour cacher son regard et étouffer le timbre de sa voix ; car, dans une question de préséance qui intéressait un de ses parents, ce tentateur a bouleversé tout mon chapitre et fasciné mes chanoines, qui ne parlaient plus que par lui. »

À ce moment, la portière du boudoir se souleva, et un valet de chambre annonça à haute voix : Monsieur le marquis de Létorière !

M. de Letorière chez moi !… Mais je ne l’ai jamais reçu… Quelle audace ! s’écria la maréchale avec autant d’étonnement que de colère.


CHAPITRE IX.

Le départ.


En entendant annoncer le marquis, madame de Rohan-Soubise s’était levée ; le comte et l’abbé l’imitèrent, ainsi que la princesse Julie.

Le marquis trouva ces quatre personnes debout. La maréchale en grand habit, le regard arrogant, irrité, superbe ; l’abbé, par manière de contenance, caressait Puff, qui, réveillé en sursaut, hognait légèrement ; le comte, accoudé sur le marbre de la cheminée, jouait négligemment avec ses chaînes de montre ; mademoiselle de Soissons, calme et résolue, s’appuyait d’une main sur son métier à broder, et regardait Létorière d’un air à la fois tendre et reconnaissant.

Le marquis avait à peine respectueusement salué madame de Rohan-Soubise, que celle-ci se retourna vers M. de Lugeac, lui montra M. de Létorière avec un geste de souverain mépris, et lui demanda : Qui est monsieur ?

Le comte, assez embarrassé, hésitait à répondre, lorsque le marquis lui dit durement : Monsieur de Létorière dispense monsieur de Lugeac d’être sa caution auprès de madame la maréchale de Soubise.

— C’est à ma seule prière, madame, que M. le marquis de Létorière a bien voulu venir ici, dit la princesse Julie d’une voix ferme et décidée.

— À votre prière ?… à vous… Julie ?… s’écria madame de Rohan-Soubise au comble de l’étonnement. C’est impossible !

— Quelque inconnu que je sois malheureusement à madame la maréchale, j’ose espérer qu’elle comprendra pourtant qu’il a fallu les ordres formels de mademoiselle de Soissons pour m’amener à l’hôtel de Soubise, honneur que jusqu’ici j’ai du moins eu la modestie ou le bon goût… de ne jamais ambitionner, reprit à son tour le marquis d’un ton de persiflage très-marqué.

— Princesse Julie… expliquez-vous… ceci a déjà trop duré ! s’écria impérieusement la maréchale.

Le comte et l’abbé firent un mouvement pour sortir, mais mademoiselle de Soissons leur dit :

— Veuillez rester, messieurs, afin d’être témoins de ce que j’ai à dire à madame.

Les deux gentilshommes s’inclinèrent respectueusement ; mademoiselle de Soissons s’adressant alors à sa tante… : J’ai prié M. de Létorière de venir ici, madame, parce que je voulais lui dire devant vous et vous dire devant lui mes intentions irrévocables !… Je suis orpheline et libre de mes actions tant qu’elles seront dignes de ma naissance ; mais vous êtes ma parente, madame, mais je sais ce que je vous dois, je ne puis mieux vous prouver mon respect qu’en vous faisant part d’une résolution d’où dépend ma destinée…

À l’exception du marquis, les acteurs de cette scène étrange étaient au comble de l’étonnement. Madame de Rohan-Soubise, stupéfaite de la fermeté du langage de la princesse Julie, ne pouvait croire ce qu’elle entendait.

Mademoiselle de Soissons continua :

— J’ai offert ma main à M. de Létorière ; il l’a acceptée…

— Vous avez offert votre main !! s’écria la maréchale. Princesse Julie… vous n’avez pas votre raison… ou tout ceci n’est qu’une indigne plaisanterie !

— Ah ! mademoiselle ! dit Létorière avec un accent de reproche, en voyant la jeune fille manquer ainsi à la promesse qu’elle lui avait faite, d’attendre l’issue du procès pour prendre une dernière décision.

La princesse Julie se retourna vers lui :

— Vous allez savoir pourquoi j’agis ainsi, dit-elle ; et elle ajouta, en s’adressant à sa tante d’un air solennel : J’ai toute ma raison, et ce que je dis est grave… Devant Dieu qui m’entend, devant vous, madame, devant vous, comte de Lugeac, et devant vous, abbé d’Arcueil, moi, Julie-Victoire de Soissons, je jure de n’avoir d’autre époux que M. le marquis

  1. Voir, pour ces détails et pour d’autres particularités biographiques concernant Létorière, les spirituels et charmants Souvenirs de madame la marquise de Créquy.