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— Monseigneur sait bien que ce n’est rien que de supporter les bonds d’un cheval… c’est à les prévenir et à les empêcher que consiste la science… répondit Saint-Clair.

— En ce cas, tu dois être satisfait, reprit le roi. Regarde, regarde… la voilà qui passe devant la statue aussi facile… aussi commode qu’une haquenée… Ah çà, il est donc sorcier ? s’écria Louis XV en regardant avec étonnement le maréchal et Saint-Clair, non moins surpris que lui.

Létorière, après avoir fait plusieurs fois passer et repasser la jument devant la statue qui l’avait d’abord tant effrayée, s’approcha du roi ; le marquis tenait son chapeau de la main droite, de la gauche il rassemblait Barbara, qui piaffait et mâchait son mors le plus coquettement du monde ; on eût dit qu’elle était fière du poids léger qu’elle portait. La figure du jeune gentilhomme, encore animée par cet exercice et par l’orgueilleuse joie d’avoir si bien réussi devant le roi, était resplendissante de bonheur et de beauté.

En voyant son protégé si joli, si radieux, si jeune, Louis XV le regardait avec cet intérêt doux et mélancolique que les hommes avancés en âge ou rassasiés de plaisir éprouvent souvent à contempler la joie confiante, la folle ardeur de la jeunesse.

Cet excellent prince se sentait tout heureux de pouvoir, par un généreux caprice de souverain, ouvrir à cet enfant un avenir brillant comme un conte de fées. — Il est quelquefois bien bon d’être roi ! dit-il à M. de Richelieu avec un attendrissemeni involontaire.

Le vieux maréchal, avant de répondre, sembla interroger le regard du prince afin de pénétrer le sens de cette exclamation qu’il ne comprenait pas. Tout était mort dans ce cœur usé par une ambition étroite, mais effrénée, et racorni par un égoïsme impitoyable. Incapable de saisir l’intention du roi, le maréchal répondit par une fadeur de cour.

— S’il est quelquefois bon d’être roi, sire, il est toujours bon d’être le sujet de Votre Majesté.

Louis XV sourit d’un air fin et froid, et répondit : — C’est plaisir que de se voir ainsi deviné. Puis, s’adressant à Létorière, qui attendait toujours ses ordres : — Ah ça, mon enfant, dites-moi, comment avez-vous fait pour dompter si vite et si facilement cette créature indomptable ?

— Votre Majesté m’avait dit que cette jument arrivait d’Allemagne ; sachant que les Allemands parlent beaucoup à leurs chevaux, et qu’ils les conduisent presque autant avec la parole qu’avec la main ou avec l’éperon, je lui ai parlé allemand ; reconnaissant sans doute une langue à laquelle elle était habituée, elle s’est calmée presque aussitôt.

— Mais il a raison. Rien de plus simple… vois-tu bien, Saint-Clair… dit le roi.

— Oui, sire, reprit timidement Létorière en jetant un coup d’œil sur le vieux Saint-Clair, qui semblait profondément humilié, oui, sire… rien n’est plus simple… quand on parle allemand…

Cette réponse presque hardie était dictée par un sentiment si délicat et si généreux, que Louis XV, vivement touché, s’écria : — Bien… très-bien, mon enfant… vous avez raison ; si mon vieux Saint-Clair avait su parler allemand, il eut fait comme vous… ; mais comme il est trop âgé pour l’apprendre maintenant, et que Barbara ne paraît avoir aucun goût pour la langue française, gardez cette jument… marquis de Létorière, le roi vous la donne…

Le marquis salua respectueusement.

— Richelieu, vous me le présenterez demain à mon petit lever, dit le roi au maréchal. Puis, faisant un geste affectueux à Létorière, Louis XV regagna le château.

Le lendemain Létorière fut officiellement présenté ; peu de jours après Louis XV se l’attacha comme écuyer, et plus tard lui donna une cornette dans les mousquetaires.

Oc ce moment, la faveur de Létorière ne fit que croître, car l’affection du roi pour lui augmenta chaque jour.

Il serait trop long de dire comment le favori devint l’homme à la mode par excellence ; mais cette progression est simple et naturelle. À tous les rares avantages de l’esprit, de la beauté, de la naissance et du cœur, il se joignit bientôt, chez Létorière, un goût exquis en toutes choses. Ses chevaux, ses ameublements, sa parure, devinrent le type de l’élégance et du bon goût. Enfin, au bout de quatre ans, le pauvre écolier du collège du Plessis était devenu un des plus brillants seigneurs de la cour, et inspirait à la fois l’admiration, l’envie, la haine, l’adoration, comme tous les gens doués de facultés supérieures.

Cette narration ne comporte pas le récit des nombreuses bonnes fortunes dont le marquis fut le héros, ou du moins dont on le supposa le héros, car sa discrétion était profonde et absolue.

Seulement ce qu’on sut bien, c’est que jamais on n’eut à lui reprocher une bassesse ou une perfidie en amour. Dans deux duels il se montra plein de bravoure et de générosité. Le seul défaut qu’on pût lui reprocher était une grande prodigalité, à laquelle il suffisait, grâce au gain de son procès contre l’intendance du Poitou, et aussi à la munificence et aux bontés du roi, qui le nomma successivement abbé commendataire de la Trinité de Vendôme, commandeur des ordres réunis de Saint-Lazare et de Notre-Dame-du-Mont-Carmel, mestre de camp de cavalerie, conseiller d’État, d’épée, et grand-sénéchal d’Aunis.

Telle était la prodigieuse fortune à laquelle était arrivé Létorière environ quatre ans après son heureuse rencontre avec le roi.

À travers ses succès de toutes sortes, Létorière n’avait jamais oublié les grands yeux bleus du bal de l’Opéra, et presque chaque jour il contemplait sa bague avec tristesse.

Malgré cette devise : « Il vous suit partout, » écrite au-dessous d’un si charmant azur, qui semblait le regarder avec une tendresse pleine de confiance et de sérénité, le marquis craignait d’être complètement oublié par sa mystérieuse protectrice. Depuis quatre années il n’en avait eu aucune nouvelle. Tantôt il tremblait que sa réputation d’homme à bonnes fortunes, en éveillant chez l’inconnue une juste jalousie, ne l’eût à jamais éloignée de lui ; tantôt il craignait que l’absence, qu’une maladie, que la mort même ne lui eût ravi cette singulière affection.

Par un sentiment bizarre et inexplicable, dans le cours de ses galanteries, Létorière avait toujours rigoureusement fui les séductions des yeux bleus… quelque cruel que ce sacrifice lui eut souvent paru. Il eût redouté de profaner, peut-être à son insu, un amour qu’il rêvait si peu semblable aux autres amours. Plus il avançait dans une vie que le destin lui faisait si belle et peut-être trop facilement heureuse, plus il songeait avec idolâtrie, presque avec regret, à ce temps de calme et de bonheur tranquille, où la seule émotion de son existence était de recevoir une de ces lettres dans lesquelles l’inconnue lui donnait des conseils si pleins de sagesse.

Il voyait arriver avec effroi le terme fatal qu’on lui avait assigné, au bout duquel il devait recevoir une dernière lettre qui déciderait de sa destinée. Cette lettre, il la reçut quatre années, jour pour jour, après sa rencontre au bal de l’Opéra. Elle était ainsi conçue :

« Depuis cinq ans je vous aime… Depuis cinq ans je vous ai suivi à travers toutes les phases de votre vie obscure ou éclatante, pauvre ou fortunée… Vous êtes digne du cœur que je vous offre avec confiance… Je suis orpheline, je suis libre de ma main, je vous l’offre… Aucune puissance humaine ne peut changer ma résolution d’être à vous. Si vous refusez de réaliser mes projets les plus chers, retirée dans un cloître, chaque jour je demanderai au ciel de vous accorder le bonheur dont j’aurais voulu vous combler.

« Julie de Soissons,
« Princesse de S*** G***[1].


CHAPITRE VI.

Mademoiselle de Soissons.


Mademoiselle Victoire-Julie de Soissons, princesse de S*** G***, habitait avec sa tante, madame la maréchale princesse de Rohan-Soubise. Âgée de vingt-cinq ans environ, la princesse Julie était plutôt jolie que belle ; sa taille moyenne avait une grâce parfaite. Quoique la mode de la poudre fût alors dans toute sa vogue, c’est à peine si mademoiselle de Soissons consentait à en couvrir légèrement ses magnifiques cheveux blonds cendrés, que par fantaisie elle roulait elle-même, au grand avantage de son visage enchanteur. — Ses yeux étaient bleus, sa bouche vermeille, ses dents perlées, l’ovale de son visage fin et allongé ; son teint, trop brun pour une blonde, était pourtant si pur, si fraîchement animé, qu’on ne le désirait pas d’une blancheur plus éclatante. L’expression habituelle des traits de la jeune princesse était mélancolique et douce.

D’un naturel à la fois impressionnable et réservé, la moindre émotion couvrait ses joues et son cou charmant d’une vive rougeur.

Entendait-elle raconter quelque trait touchant et pitoyable, ses yeux se voilaient aussitôt de larmes. Quoique princesse de sang royal, personne ne ressentait moins qu’elle l’orgueil du sang ; les exigences de son éminente position lui pesaient. Par goût elle préférait une vie simple et obscure à l’existence fastueuse à laquelle elle se voyait condamnée. Très-concentrée, très-fière, de la noble fierté d’une âme qui sait sa supériorité, la princesse Julie passait pour dédaigneuse, et n’était que délicate et craintive.

Les natures vulgaires, prétentieuses ou égoïstes surtout, lui faisaient horreur. Le trait le plus saillant de son caractère était une volonté inébranlable. Cette frêle enveloppe cachait le cœur le plus vaillant et le plus résolu. Aucune considération humaine n’aurait pu influencer ses décisions, lorsqu’elle les croyait basées sur la justice et sur la raison. Par un bizarre contraste, malgré sa naissance princière, malgré la noblesse de son cœur, malgré sa fermeté, malgré son esprit aussi aimable que cultivé, la princesse Julie se montrait presque toujours de la plus incroyable timidité, même devant les personnes qui ne pouvaient l’égaler en rien.

Orpheline et habitant depuis sept ans avec madame la maréchale de Rohan-Soubise, mademoiselle de Soissons ne sentait pour sa parente aucune sympathie. Tous les secrets de son cœur étaient réservés pour Marthe, sa nourrice, naïve et bonne créature qui l’avait élevée et qui la chérissait avec l’aveugle tendresse d’une mère.

  1. De hautes convenances nous engagent à remplacer ces deux noms par des astérisques.