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sir. Le voyant ainsi arrêté à cause de la pluie, j’ai avancé mon fiacre près de l’hôtel, et je lui dis : — Montez, mon gentilhomme. — Merci, mon garçon, me répondit-il d’une petite voix douce comme une musique. — Mais vous allez être trempé jusqu’aux os. — C’est possible ; dis-moi seulement, mon ami, quelle heure il est. — Onze heures, mon gentilhomme. — Onze heures, et j’ai affaire au Palais-Marchand à onze heures et demie, s’écria-t-il malgré lui en regardant tristement la pluie et les ruisseaux qui étaient autant de rivières. — Mais montez donc, mon gentilhomme, que je reprends ; en vingt minutes je vous y mène, moi, au Palais-Marchand, tandis qu’à pied, et par le temps qu’il fait, vous n’y serez jamais avant midi. — Merci, mon garçon, me dit-il, moitié soupirant, moitié souriant, je n’ai pas d’argent… ainsi ne perds pas ici ton temps. — Pas d’argent ! que je m’écrie en ouvrant la portière, et en fourrant ce joli seigneur presque de force dans ma voiture, car il était mince comme un roseau. Ça ne sera pas, jarnidieu ! Jérôme Sicard qui laissera un gentilhomme comme vous manquer un rendez-vous faute d’un pièce de vingt-quatre sous ! Prenez mon numéro, vous me retrouverez plus tard, monsieur. Et, sans lui donner le temps de me répondre, je saute sur mon siège, et en dix-huit minutes je vous le dépose au Palais-Marchand.

— Allons, il est dit qu’il les ensorcellera tous, jusqu’à un cocher de fiacre, reprit dame Landry ; mais patience… patience…

— Finiras-tu bientôt ? s’écria l’Intendant de la princesse de Soubise.

— Dans l’instant, mon bourgeois. Arrivé au Palais-Marchand, mon gentilhomme me dit : — Mon garçon, donne-moi ton numéro ; tout ce que je désire, c’est de pouvoir un jour reconnaître ton bon procédé et te payer cette course comme tu le mérites ; car sans ton secours je n’arrivais pas à une audience très-importante pour mon procès ; mais, puisque tu es si obligeant, rends-moi encore un service. J’étais sorti pour aller aussi chez mon tailleur, lui dire de ne pas manquer de m’apporter l’habit qu’il m’a promis pour ce soir. Ce tailleur demeure rue Saint-Honoré, à l’enseigne des Ciseaux d’or ; si cela ne te dérange pas trop de ton chemin, passe à cette boutique, et dis au tailleur que M. le marquis de Let… Les… Létorière, c’est ça, de Létorière, attend ce soir l’habit dont il lui a pris mesure il y a quinze jours. — Que ça soit mon chemin ou non, que je lui réponds, j’irai tout de même. Là-dessus vous me prenez à l’heure, mon bourgeois, et le cocher se retourna vers l’intendant, je passe par la rue Saint-Honoré, ce qui ne vous dérangeait pas de beaucoup, et je fais ma commission auprès de ce digne chevalier du dé et de l’aiguille, ajouta le cocher en s’adressant à Landry. Maintenant, tailleur, n’oubliez pas l’habit de ce gentilhomme ; si vous voulez me dire à quelle heure il sera prêt, je viendrai vous prendre pour vous mener chez lui… gratis… sarpejeu ! toujours gratis ! car je suis sûr qu’obliger quelqu’un qui ressemble autant à un bon ange, ça doit vous porter bonheur… Maintenant, mon bourgeois, pardon, excuse. Et il se tourna vers l’intendant de madame Rohan-Soubise. Quand vous voudrez, nous marcherons.

L’intendant, attentif à cette scène singulière, se sentait intéressé malgré lui ; il ne se hâta pas de regagner sa voiture, surtout lorsqu’il entendit dame Landry s’écrier avec aigreur, en lançant à son mari des regards à la fois étonnés et irrités :

— Vous avez donc osé, malgré ma défense, promettre encore un habit à cette mauvaise paye ? mais vous ne l’avez pas commencé, j’espère ?

— Mais… ma bonne…

— Il n’y a pas de mais, répondez !

— J’ai fait mieux que le commencer, ma bonne, je l’ai fait, dit le tailleur en baissant tristement la tête.

— Vous avez fait cet habit ? et avec quoi ? et à quelle heure ? Me répondrez-vous !… Depuis huit jours je ne vous ai pas vu, vous et votre digne apprenti, travailler à autre chose qu’à ces houppelandes de ratine et à ces habits de peluche.

Voulant venir au secours de son patron, Martin Kraft se hasarda de dire : — C’est moi, madame Landry, qui ai acheté avec mes économies cinq aunes de drap de Ségovie, couleur amarante, enfin de quoi faire l’habillement complet, avec trois aunes de taffetas changeant pour la garniture de la veste et de l’habit… Nous y avons travaillé, maître Landry et moi, pendant la nuit, pour que ça ne prenne pas sur notre travail du jour.

— Ainsi, pendant que je dormais tranquillement, honnêtement, tu te levais comme un vil criminel pour faire ce beau chef-d’œuvre ! s’écria la ménagère.

— Dame ! que veux-tu ? Ce pauvre petit seigneur nous faisait tant de peine à nous deux Martin Kraft ! Par sainte Geneviève, c’était pitié que de le voir en plein hiver avec son malheureux habit de tricot brun. Nous n’avons pu résister au plaisir de le vêtir comme un gentilhomme qu’il est… Sois tranquille, tôt ou tard il nous payera… Je mettrais ma main au feu qu’il est aussi honnête qu’il est charmant.

Jérôme Sicard, grand et gros homme de trente-deux ans environ, avait écouté la narration du tailleur avec une satisfaction croissante. Lorsque maître Landry eut terminé son récit, le cocher lui tendit sa large main et lui dit :

« Touchez là, digne tailleur ; envoyez à l’instant notre femme chercher une bouteille de votre meilleur vin, que nous trinquions ensemble, sarpejeu ! Et vous aussi, brave apprenti, vous boirez votre part de cette bouteille ; car vous honorez les ciseaux et l’établi mieux que pas un de votre respectable corporation.

— Si vous ne buvez que le vin que je vous servirai, vous ne risquerez pas de perdre le peu de raison qui vous reste, dit aigrement dame Landry ; vous méritez bien, en effet, de trinquer avec mon sot de mari, puisque vous vous laissez ensorceler comme lui par le premier fripon venu. Mais, puisque vous faites si bien les commissions de cet enjôleur de marquis, vous pouvez lui aller dire que l’habit ne sortira pas d’ici avant qu’il nous ait payé les trois cents livres qu’il nous doit déjà… Vous pouvez le prévenir aussi, pour en finir, que je vais aller moi-même lui porter son mémoire. Si ce beau marquis n’est pas chez lui, je l’attendrai… S’il ne me donne pas au moins un à-compte aujourd’hui même, j’irai chercher le commissaire, et je vous ferai voir, moi, qu’une femme a plus de cœur que vous autres, poules mouillées que vous êtes.

— Pour mouillé… je suis mouillé… je l’avoue, dit Jérôme Sicard ; mais quant à poule… ma commère, si j’avais mon fouet, ou seulement l’aune que mon digne ami a là sur son établi, et que vous fussiez mon épouse, je vous démontrerais vertement que je ne suis pas une poule, mais un vaillant coq, très-capable de vous corriger pour vous apprendre à refuser un verre de vin aux amis… Ceci soit dit sans rancune… mais que le bon Dieu fasse que cela vous donne l’heureuse idée de vous servir de votre aune à l’endroit de votre femme, brave tailleur ! dit Sicard ; puis, s’adressant à l’intendant : — Mon bourgeois, je suis à vos ordres.

— C’est bien heureux ! dit celui-ci, sans être néanmoins très-fâché, de ce retard, car cette scène l’avait amusé.

Le cocher parti, dame Landry prit son coqueluchon, sa mante, un large parapluie, ordonna à son mari de lui apporter l’habit de Ségovie destiné à M. de Létorière, mit ce vêtement sous clef, et sortit dans toute l’exaspération de sa colère pour aller attendre chez lui monsieur le charmant, qu’elle appelait par dérision le marquis.


CHAPITRE II.

L’ex-régent du Plessis.


La demeure du marquis n’était pas très-éloignée de la boutique de son créancier. M. de Létorière habitait une petite chambre et un cabinet, au cinquième étage d’une maison de la rue Saint-Florentin.

Il partageait ce pauvre asile avec le docteur Jean-François Dominique, ex-régent des études au collège du Plessis.

Par une bizarrerie attachée à sa destinée, le jeune marquis, destiné à charmer des gens de tant de conditions diverses, avait d’abord exercé son inconcevable attrait sur ce vieux maître d’étude qui l’avait pris dans la plus tendre affection.

Malgré mille malins tours de l’espiègle enfant, le docte Dominique avait reconnu dans son élève tant d’esprit, tant de cœur, tant de noblesse d’âme, qu’il s’y était singulièrement attaché. — Peut-être encore la rare aptitude que le marquis, un des humanistes les plus distingués du collège du Plessis, montrait pour l’étude des langues anciennes, avait-elle aussi déterminé le dévouement extraordinaire du vieux professeur pour son élève.

L’abbé du Vighan, oncle de M. de Létorière, avait durant six années payé la pension de son neveu, pauvre orphelin, au collège du Plessis. Pendant un voyage de l’abbé, le solde d’un trimestre avait été arriéré. Le marquis, interprétant d’une manière fâcheuse pour sa délicatesse quelques mots du principal au sujet de ce retard de payement, s’était résolument décidé à quitter le collège.

Dominique, instruit des projets de son élève, fit tout au monde pour l’en dissuader ; mais le marquis avait dix-neuf ans et une volonté déterminée. Le pauvre régent, ne pouvant l’empêcher de faire cette sottise, voulut au moins l’accompagner dans sa fuite, tant il craignait de laisser le jeune marquis seul au milieu des hasards d’une grande ville.

Dominique fit lui-même tous les préparatifs d’évasion ; par une sombre nuit, le maître et l’écolier escaladèrent les murs du collège, non sans danger pour le vieux professeur, assez peu fait à ce genre d’exercice.

Le principal, satisfait peut-être de se voir débarrassé d’un élève mutin et turbulent, ne fit aucune démarche pour rechercher le fugitif.

Létorière possédait une quinzaine de louis ; Dominique avait sur les