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Tu parles de me tuer, Paul ! Est-ce moi ou la faim qui ai changé la soumission en révolte, l’amour en haine, la pudeur en frénésie amoureuse ? N’ai-je pas partagé vos privations, moi ? Comme vous, n’ai-je pas joué ma vie ? Mon seul avantage, à moi, fut de voir de sang-froid : car, je te l’ai dit, rien ne m’étonne, parce que je m’attends à tout. — Enfin, que voulez-vous de moi ? dit l’enfant avec insouciance. — Écoute, Paul. Tu as seize ans, tu es beau, courageux ; pour haïr le monde, tu as les motifs les plus terribles que jamais la fatalité ait accumulés sur la tête d’un homme. Ton besoin de vengeance doit être implacable et acéré, car les hommes t’ont ravi père, maîtresse, illusions et avenir !

Viens avec moi, Paul. Je suis riche, mon expérience te servira ; tous deux unissons-nous par une conformité de haine. Viens, Paul : tu es la seule créature humaine à laquelle je puisse m’intéresser, parce que toi seul tu peux servir mes projets et les rendre plus complets. Viens ! Une femme t’a trompé : eh bien ! si jeune, si beau, si désabusé, si flétri, c’est maintenant que les femmes seront à toi, à tes pieds ; alors, Paul, alors aussi tu leur feras verser des larmes atroces : elles aussi sentiront leur cœur se briser. Songes-y bien : toutes les souffrances que tu as souffertes, tu les imposeras à l’humanité ! Parce que ton cœur a été ulcéré, toutes les femmes supporteront la réaction de ton désespoir ; innocentes ou coupables, peu importe : tu as pleuré du sang, elles pleureront du sang. Viens, viens, Paul ! et ce n’est rien encore : si l’amour te donne le pouvoir d’écraser ce sexe, l’ambition te donnera celui de te venger des hommes. Viens, Paul ! Je puis t’ouvrir une large et vaste carrière dans les places, dans les honneurs, nous trouverons encore là un puissant moyen d’action sur l’humanité, nous dominerons les hommes d’une effroyable hauteur ; ton esprit s’agrandira, enfant ! et qui sait ? arriverons-nous peut-être à compter non plus par douleur d’homme, mais par douleur de nations ! Comprends-tu, Paul ? de nations ? Faire de la vengeance sur une telle échelle, pousser un cri de vengeance qui retentisse dans la postérité ! Viens, Paul ; et si le cadre te paraît encore trop étroit, eh bien ! il existe à Rome un plus puissant levier ; et tu n’es pas marié, ni moi non plus !…

Viens, te dis-je. Et d’ailleurs c’est beau chez toi la vengeance, parce que tu venges un père et une maîtresse. Songe donc, Paul !… — l’humanité, — quelle immense hécatombe à leurs mânes ! Viens, quittons cette ville ; suis-moi à Paris… viens, viens ! — Non, non, je dois mourir, mourir ici avec mon père ! — Mais, misérable enfant, à qui ta mort nuira-t-elle ? Mais c’est l’action d’un fou que de se venger de l’humanité sur soi-même. — Voyez-vous, Szaffie, je vous ai écouté avec attention, avec attention j’ai épié si aucune de vos paroles éveillerait quelque chose en moi, haine, espoir ou désespoir ; mon cœur est resté muet, — muet. Tu en es sûr ? — J’en suis sûr. — Pauvre Paul, je te plains alors, parce que j’avais compté sur toi. J’aurais dû m’y attendre. Oh ! il faut une âme forte et puissante pour résister aux coups du bonheur complet ou du malheur complet ; mais ton âme était faible et débile. Encore une fois, réfléchis, interroge ton cœur ; rien ? rien ? — Non, répondit Paul pensif, rien. Je ne comprends pas qu’on puisse vivre quand le monde est désert. — Mais la vengeance, misérable ? — Mais puisque je n’en ressens pas le besoin à votre vue, c’est que mon cœur est mort, bien mort. — Adieu donc, Paul… adieu.

Et pour la première fois peut-être, une larme de pitié ou de regret mouilla les yeux de Szaffie.

C’est qu’aussi il y avait quelque chose d’affreux à voir cet enfant, si jeune, si beau, pâle, flétri, mourant, déjà mort ; car la mort physique n’était plus qu’un fait sans importance ; à voir ce pauvre enfant tout seul, dans cette chambre délabrée, sans ami, sans un parent, isolé au milieu du monde, n’ayant approché ses lèvres de la coupe de la vie que pour en sentir toute l’amertume, et s’éteignant là sans se plaindre, sans un regret, sans un murmure, sans pouvoir même verser une larme.

— Encore adieu ! dit Szaffie ; et il disparut. — Adieu ! dit Paul. Puis, regardant sa montre : Au moins, c’est une heure de passée avec insouciance.

Et l’on entendit résonner les fouets des postillons, et les vitres de la chétive auberge vibrèrent au bruit sonore et retentissant d’une voiture qui s’éloignait avec rapidité.


CHAPITRE LIV.

Gratien.


À ta santé ! hélas ! — À la tienne… — Trinque…
Schiller. — Les Brigands.


Le lendemain matin à huit heures, Paul appela Gratien.

Le matelot entra.

— Écoute, mon vieux Gratien, dit Paul en ouvrant un tiroir de la table. Voilà, je crois, cinq mille et quelques cents francs ; c’est tout ce que nous avons mon père et moi : je le les donne. — Merci, monsieur Paul. — Parce que tu conçois bien que quand on est mort on n’a plus besoin de rien. — Oui, monsieur Paul. — On fusille mon père aujourd’hui à onze heures. — Oui, monsieur Paul. — Alors je me tuerai à onze heures. — Mais tu ne me réponds pas ; je compte pourtant sur toi pour m’avoir des armes. — Monsieur Paul… — Eh bien ! alors ? Tu comprends que si tu m’en empêches aujourd’hui, demain, après-demain, je trouverai toujours le moment et le moyen ; ainsi… — Oui, monsieur Paul. — Enfin, Gratien, tu m’as vu naître, n’est-ce pas ? — Oui, monsieur Paul ; et le pauvre homme sentait son cœur se gonfler. — Oui, monsieur Paul, que même c’était moi qui vous promenais, qui vous berçais et qui vous mettais à cheval sur ma jambe de bois quand vous étiez plus grand. — Eh bien, mon bon vieux Gratien, tu m’aimais alors, dis ? — Oh ! oui, monsieur Paul. — Eh bien, ne me refuse donc pas ce que je te demande ; serais-tu content, toi, si on te le refusait ? Enfin, si au lieu de n’avoir eu qu’une jambe emportée tu en avais eu deux, si tu avais été bien sûr de mourir, aurais-tu été content que ton matelot te refusât de te casser la tête pour t’empêcher de souffrir davantage ? — Oh ! non, monsieur Paul, ça, c’est un devoir sacré qu’on se doit entre matelots : quand on peut épargner une souffrance à un ami, faut le faire ; celui qui ne le ferait pas serait un misérable et un lâche… — Eh bien ! Gratien, je suis ton ami aussi, moi, et tu refuserais au fils de ton lieutenant, à l’enfant que tu as bercé, ce que tu ne refuserais pas à un camarade ! tu me refuses cela… quand tu sais que mon père va être fusillé… Enfin une fois mort, lui, tu conçois bien que je ne pourrais pas lui survivre, que je souffrirais trop… — Et tu me refuses ! tu aimes mieux me voir mourir de chagrin que d’un coup de feu, comme tout soldat doit mourir… Tu me refuses… dis… mon bon, mon vieux Gratien ? — Eh bien ! tenez… Non, monsieur Paul, puisque vous le voulez. Et puis, je conçois qu’après votre père mort, comme ça… ça serait une douleur qui ne finirait pas… oh ! oui, une fière douleur… une douleur de toute la vie, mon pauvre monsieur Paul. — Tu vois bien, mon bon vieux Gratien, que j’ai raison ; ainsi, achète-moi deux pistolets, et charge-les toi-même à deux balles, toi-même, entends-tu ? — Soyez tranquille, monsieur Paul, dit Gratien en essuyant une larme. — Va, et sois ici avant la demie de dix heures. Ah çà, je compte sur vous, Gratien, foi de marin ? — Foi de marin, monsieur Paul, dit Gratien après avoir hésité un instant. Il sortit.

Neuf heures sonnèrent, neuf heures et demie, dix heures.

À dix heures un quart, Paul entendit plusieurs pas à la porte de sa chambre.

Il fronça le sourcil, craignant quelque supercherie de Gratien ; mais ce dernier entra, ayant les deux pistolets sous sa veste, seulement il paraissait tout honteux et embarrassé.

— Monsieur Paul, dit-il en retournant ces armes de tous les côtés, les yeux baissés. Vous m’avez dit de n’en rien dire à personne. — Certainement ; eh bien ! qu’avez-vous fait ? — Monsieur Paul, c’est que j’ai rencontré maître la Joie et maître Bouquin dans la rue, deux anciens du radeau, qui m’ont dit qu’ils voudraient bien vous voir avant. — Fais-les entrer, Gratien.

La Joie et Bouquin s’avancèrent timidement.

— Eh bien ! mes vieux flambarts, dit Paul, vous venez me dire adieu ? — Oh ! monsieur Paul, répondit la Joie, on n’oublie pas, voyez-vous, ceux qu’on aime bien. C’est moi, monsieur Paul, qui vous ai appris à faire votre premier nœud d’agui. C’est moi qui vous ai reçu dans mes bras quand vous avez été blessé, et vous vous en êtes souvenu, car jamais vous n’avez brutalisé le vieux la Joie, comme font tant de jeunes officiers. Et puis c’est triste, allez, monsieur Paul, de penser qu’après vous et le lieutenant, il ne restera que nous deux Bouquin, des flambarts de la Salamandre. Car Gratien m’a tout dit, monsieur Paul ; c’est beau à vous ça ! c’est d’un bon fils et d’un brave marin ce que vous faites là ; n’y a que les femmes et les curés qui diront que vous avez eu tort. Seulement, monsieur Paul, moi et Bouquin, nous voudrions bien… mais je n’ose pas. — Demande, mon vieux la Joie. — Eh bien, monsieur Paul, nous voudrions avoir quelque chose de vous, un bouton d’uniforme, la moindre chose ; pardon, excuse, monsieur Paul, c’est que ça serait notre relique à nous deux Bouquin… — Je te le promets, la Joie.

Dix heures et demie sonnèrent.

— Allons, adieu, mes amis, dit Paul ; laissez-moi… C’est pour onze heures ; pas un mot à personne. — Comptez sur nous, monsieur Paul. — Allons ! embrassez-moi.

Et Bouquin et la Joie embrassèrent Paul en pleurant.

— Adieu, mon vieux Gratien ; adieu et merci. — Mon pauvre monsieur Paul ! disait celui-ci.

. . . . . . . . . . . . . . .

Et tous les trois descendirent l’escalier à pas lents.

Paul écrivit ce qui suit, dès que l’horloge du port sonna onze heures moins un quart :


« Je me tue, ne pouvant survivre à la mort de mon père. Je donne et lègue à Gratien, Jacques, matelot invalide, tout l’argent qui se trouve dans ce tiroir. Je désire qu’on donne à la Joie, maître d’équipage, mon poignard d’uniforme que l’on trouvera à bord du vaisseau amiral, dans la chambre de mon père. Je désire aussi qu’on donne à Bouquin, maître canonnier, mon aiguillette, que l’on trouvera au même endroit, comme témoignage d’amitié et de reconnaissance envers ces deux braves marins. Je désire, enfin, être enterré avec mon père.

« Fait ce 13 novembre, à onze heures moins dix minutes du matin, cinq minutes avant que mon père n’ait été fusillé.

« Paul Huet. »