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comme dans un théâtre, et je me vis sur la scène, jouant un rôle ignoble et déshonorant. Je me rappelai la France et mon empereur, tous deux à présent penchés sous la défaite, s’exténuant à combattre un dernier combat contre des adversaires plus nombreux et plus acharnés que jamais. Et je brûlai de honte à la pensée que j’étais en Angleterre, recueillant une fortune anglaise, poursuivant une maîtresse anglaise, au lieu d’être là-bas, un mousquet dans la main, risquant une fois de plus ma vie pour défendre mon pays. Jamais encore je n’avais eu aussi profondément conscience de ma qualité de Français. C’est pour la France que tous mes pères avaient lutté et que bon nombre étaient morts ! La voix dans ma gorge, la vue dans mes yeux, les larmes qui maintenant coulaient de ces yeux, tout cela était né du sol et du sang français ! J’étais un soldat, un gentilhomme, de la race la plus fière et la plus brave de l’Europe ; et il avait été réservé au bavardage d’un béjaune de laquais, dans une chaise de poste anglaise, de réveiller en moi la conscience de mon devoir !

Quand je vis ce qui en était, je ne perdis pas mon temps en hésitations. Le vieux conflit classique de l’amour et de l’honneur se présentait devant moi avec trop de netteté pour que je n’y prisse pas nettement un parti. J’étais un Saint-Yves de Kéroual : cela me dictait mon devoir. Je résolus de me mettre en route, dès le lendemain, pour Wakefield, d’aller trouver Burchell Fenn, et de m’embarquer le plus vite possible pour courir au secours de ma patrie. Tout rempli de cette résolution, je sautai au bas de mon lit, rallumai la chandelle, et, tandis que le veilleur de nuit annonçait trois heures dans les rues sombres de Lichfield, je m’assis pour écrire une lettre d’adieu à Flora. Mais alors, sous l’effet peut-être de la fraîcheur soudaine de la nuit, ou peut-être par un réveil d’idées associées en moi au cher souvenir de Swanston Cottage, voici qu’apparurent à mes yeux, accompagnées d’un aboiement de chiens, deux hautes figures barbouillées de tabac,