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Il y avait quelque chose de si ambigu et de si secret dans les manières du petit homme, que j’avoue que ma curiosité en fut éveillée. Tout en me blâmant de la nouvelle imprudence que je commettais, j’acceptai sa proposition ; et bientôt nous fûmes assis en tête à tête, devant un broc de bière épicée. L’homme baissait la voix au moindre murmure.

« Allons, monsieur, dit-il, à la santé du Grand Homme ! Je suppose que vous me comprenez ! Non ? » Il se pencha en avant au point que nos nez se touchèrent. « À la santé de l’Empereur ! »

Je me sentis extrêmement embarrassé, et, en dépit de l’apparence ingénue du personnage, quelque peu épouvanté. Un espion ? Non, il était trop niais, et trop hardi, pour être un espion. Mais, à le supposer honnête, il était vraiment trop indiscret, et il y avait danger, pour un prisonnier évadé, à l’encourager. En conséquence, je pris un parti moyen : j’acceptai son toast en silence et vidai mon verre sans enthousiasme. L’homme se mit ensuite à abonder en éloges de Napoléon. Je ne crois pas que jamais, en France, j’aie entendu exalter l’empereur en des termes d’une frénésie aussi peu renseignée.

« Et ce Caffarelli, poursuivait-il, hein ? ce doit être un gaillard étonnant, n’est-ce pas ? Je n’en ai guère entendu parler, jusqu’à présent. Pas de détails, monsieur, pas de détails ! Ah ! nous avons bien de la peine, ici, à obtenir des informations exactes et sûres ! »

Je le laissai parler, m’efforçant toujours de ne point paraître l’approuver. Le pauvre homme m’interrogeait de tous ses yeux : je voyais que ma réserve lui causait une véritable angoisse. Enfin il s’écria :

« Non, vous ne pouvez pas me tromper ! Vous avez servi sous ses ordres ! Vous êtes un Français ! J’ai le bonheur inespéré de pouvoir tenir par la main un homme de cette race de héros, un pionnier des glorieux principes de liberté et de fraternité !… Chut !… Non, ce n’est rien ! Je croyais qu’il y avait quelqu’un à la porte. Dans ce misé-