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LE PHILTRE

mais nous vivons absolument seuls. Il s’oppose à ce que je voie la société française. Depuis un an surtout, sous prétexte de ménagements politiques qui ne lui permettent pas de voir les libéraux, je n’ai pas fait deux visites. Je mourais d’ennui. Mon mari est fort estimable, c’est le plus généreux des hommes ; mais il se méfie de tout le monde, et voit tout en noir. Malheureusement, il céda, il y a un mois, à la prière que je lui fis de prendre une loge au spectacle. Il choisit le moins bon et prit une loge tout à fait sur la scène, pour ne pas m’exposer aux regards des jeunes gens de la ville. Une troupe d’écuyers napolitains venait d’arriver à Bordeaux… Ah ! monsieur, que vous allez me mépriser !

— Madame, répondit Liéven, je vous écoute avec attention, mais je ne songe qu’à mon malheur ; vous aimez pour toujours un homme plus heureux.

— Sans doute vous avez entendu parler du fameux Mayral, dit Léonor en baissant les yeux,

— L’écuyer espagnol ? Sans doute, répondit Liéven étonné ; il a fait courir tout Bordeaux ; il est fort leste, fort joli garçon :

— Hélas ! monsieur, je crus que ce n’était pas un homme du commun. Il