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QU’EST-CE QUE LE ROMANTICISME ?

Dans nos réflexions sur les événements de notre vie, il nous arrive sans cesse de sauter par-dessus les intervalles de temps ; nous pensons à partir pour Venise ; puis, sur-le-champ, nous nous voyons à Venise. Dans les imitations des actions de la vie, nous permettons facilement qu’on demande à notre imagination un genre d’effort auquel elle est si fort accoutumée.

Mais, dira-t-on, comment une tragédie peut-elle émouvoir si elle ne produit pas d’illusion ? — Elle fait toute l’illusion nécessaire à la tragédie. Quand elle émeut, elle fait illusion, comme une peinture exacte d’un original réel ; elle fait illusion comme représentant à l’auditeur ce qu’il aurait senti lui-même si les choses qu’il voit se passer sur la scène lui étaient arrivées. La réflexion qui touche le cœur n’est pas que les maux qu’on étale sous nos yeux sont des maux réels, mais bien que ce sont des maux auxquels nous-mêmes nous pouvons être exposés. S’il y a quelque illusion dans nos cœurs, ce n’est pas d’imaginer que les comédiens sont malheureux, mais bien d’imaginer que nous-mêmes sommes malheureux pour un instant. Nous nous attristons pour la possibilité des malheurs plutôt que nous ne supposons la présence actuelle des malheurs. C’est ainsi qu’une mère pleure sur le jeune enfant, qu’elle tient dans ses bras quand elle vient à songer qu’il est possible que la mort le lui enlève. Le plaisir de la tragédie procède de ce que nous savons bien que c’est une fiction ; ou, pour mieux