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ŒUVRES DE STENDHAL.

fort rapidement à Honfleur. Mais je n’ai plus trouvé sur la route la belle et verte Normandie d’Avranches ; c’est une plaine cultivée comme les environs de Paris. Il y avait foire à Pont-l’Évêque ; il fallait voir les physionomies de tous ces Normands concluant des marchés ; c’était vraiment amusant. Il y a place là pour un nouveau Téniers ; on s’arracherait ses ouvrages dans les centaines de châteaux élégants qui peuplent la Normandie.

En arrivant à Honfleur, je trouve que le bateau pour le Havre est parti depuis deux heures ; l’hôtesse m’annonce d’un air compatissant qu’il reviendra peut-être dans la soirée. Bonne finesse normande que j’ai le plaisir de deviner. En me donnant ce fol espoir, l’hôtesse veut m’empêcher de prendre un petit bateau qui en deux heures me conduirait facilement à Harfleur, dont je vois d’ici fumer les manufactures. Je trouverais là vingt voitures pour le Havre. Mais j’aime les charmants coteaux couverts d’arbres qui bordent l’Océan au couchant de Honfleur : je vais y passer la journée. C’est là ou dans la forêt qui borde la Seine au midi, en remontant vers Rouen, que, dans dix ans d’ici, lorsque les chemins de fer seront organisés, les gens riches de Paris auront leurs maisons de campagne. Tôt ou tard ces messieurs entendront dire que la rive gauche de la Seine est bordée de vastes et nobles forêts. Quoi de plus simple que d’acheter deux arpents, ou vingt arpents, ou deux cents arpents de bois sur le coteau qui borne la Seine au midi, et d’y bâtir un ermitage ou un château ! On jouit de six lieues de forêt en tous sens et de l’air de la mer. Là, les hommes occupés trouveront une solitude et une campagne véritables à dix heures de Paris, car le bateau à vapeur de Rouen au Havre ne met que cinq heures et demie à faire le trajet.

En rentrant ce soir à Honfleur, j’ai trouvé grande illumination : on se réjouit de la loi qui vient d’accorder des fonds pour l’agrandissement du port. Il en a bon besoin le pauvre malheureux ! et malgré tout il restera bien laid. Je ne puis m’accoutumer à cette plage de boue d’une demi-lieue de largeur, au delà de laquelle