Page:Stendhal - Mémoires d’un Touriste, II, Lévy, 1854.djvu/26

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
20
ŒUVRES DE STENDHAL.

trois ou quatre paniers étaient attachés aux côtés du cabriolet.

— C’est l’époque des déménagements ? ai-je dit à mon guide.

— Eh non ! monsieur, c’est pour quelque grâce reçue.

— Que voulez-vous dire ?

— Eh ! monsieur, c’est un pèlerinage à notre patronne sainte Anne.

Et alors le guide m’a fait l’histoire d’une petite chapelle, située à deux lieues d’Auray, dédiée à sainte Anne, et à laquelle on se rend de toutes les parties de la Bretagne.

Le soir, en assistant à mon souper, l’hôtesse m’a expliqué que la Bretagne devait le peu de bonnes récoltes qu’elle voit encore dans ces temps malheureux et impies à la protection de sa bonne patronne sainte Anne, qui veille sur elle du haut du ciel.

— C’est à cause d’elle, a-t-elle ajouté, qu’en 1815 les Russes ne sont pas venus nous piller. Qui les empêchait d’arriver ?

— Oui, oui, m’a dit, dès que l’hôtesse a été partie, un demi-monsieur qui soupait à trois pas de moi à une grande table de vingt-cinq couverts chargée de piles d’assiettes, et qui n’avait réuni que nous deux ; oui, oui, elle ne dit pas, la bonne madame Blannec, que cette petite chapelle de sainte Anne d’Auray a rapporté l’an passé jusqu’à trente mille livres à M. l’évêque.

En un mot, mon interlocuteur n’était rien moins qu’un ultra libéral, qui voit dans la religion et les fraudes jésuitiques la source de tous nos maux politiques. Ainsi est la Bretagne, du moins celle que j’ai vue : fanatiques, croyant tout, ou gens ayant mille francs de rente, et fort en colère contre les auteurs de la guerre civile de 93.

La partie de la Bretagne où l’on parle breton, de Hennebon à Josselin et à la mer, vit de galettes de farine de sarrasin, boit du cidre et se tient absolument aux ordres du curé. J’ai vu la mère d’un propriétaire de ma connaissance, qui a cinquante mille livres de rente, vivre de galettes de sarrasin, et n’admettre pour vrai que ce que son curé lui donne comme tel.

À peine les soldats qui ont servi cinq ans sont-ils de retour au