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MÉMOIRES D’UN TOURISTE.

je viens d’indiquer que la liberté tuera peut-être la littérature et les arts. Nous tombons dans le genre grossier, et je vois trois ou quatre causes à cette chute. Nous casserons-nous le cou ?


— Nevers, le 14 avril.

Dès huit heures du matin j’arrive à Nevers, qui n’est qu’à six lieues de La Charité ; mais les gens à qui j’ai affaire sont à la campagne, et me voici à peu près dans la même situation qu’hier à La Charité, c’est-à-dire obligé de tuer le temps, tandis que j’ai des affaires importantes à traiter ici et dans les forges des environs. Nevers est bâtie en amphithéâtre sur une colline, au confluent de la Nièvre et de la Loire. La cathédrale et le château couronnent cette colline, et les rues sont en pente. Ce qui fait que, quelque laides qu’elles soient d’ailleurs, les maisons ont au moins de l’air.

Je cherche à me rendre savant, par bonheur je trouve chez le libraire les Commentaires de César, qui avait placé le trésor de son armée à Nevers, Noviodunum. César est le seul livre qu’il faille prendre en voyageant en France ; il rafraîchit l’imagination fatiguée et impatientée par les raisonnements biscornus qui vous arrivent de tous les côtés, et qu’il faut écouter avec attention. Sa simplicité si noble fait un contraste parfait avec les politesses contournées dont la province abonde.

Je vais voir la fonderie royale de canons, qui en fait deux cent trente par an : je monte à la bibliothèque de la ville, où j’espérais trouver de grands restes de la domination romaine ; il n’y a rien qui vaille.

L’église de Saint-Étienne me plaît assez ; il faut descendre plusieurs marches pour y entrer. Elle fut fondée en 1063. La mode n’avait pas encore anéanti tous les souvenirs de l’art antique. Cette église est romane, et la nef est large relativement à sa longueur ; ce qui me touche beaucoup et me prouve que je ne possède pas le vrai goût chrétien, plus la nef d’une église est étroite et resserrée entre de hauts piliers, plus elle représente le malheur.