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ŒUVRES DE STENDHAL.

quelques moulures sont si belles qu’on pourrait les prendre pour antiques.

Je suis revenu à la forge, mon essieu n’était point terminé ; j’ai pris une petite voiture et suis allé visiter les ruines de La Marche, qui autrefois fut une ville. J’ai vu des piliers avec des colonnes engagées : les angles des chapiteaux sont terminés par des têtes d’hommes ou d’animaux : tout cela est horriblement laid. Je ne me sens pas encore assez savant pour aimer le laid, et ne voir dans une colonne que l’esprit dont je puis faire preuve en en parlant.

Cette architecture de La Marche est fort curieuse ; elle remonte probablement au dixième siècle, qui, comme on sait, fut celui de la barbarie la plus profonde.

Je reviens à La Charité, mon essieu n’était point encore terminé. J’entre au café, et pour donner pâture à la curiosité des braves gens que j’y rencontre, je leur raconte que je vais à Lyon pour une faillite, et que j’ai été arrêté dans leur jolie ville par la rupture de mon essieu. Ils le savaient déjà, et que j’étais allé à La Marche. J’apprends qu’il n’y a aucune navigation entre La Charité et Orléans, et l’on me rit au nez, mais avec politesse, quand je parle de navigation avec Nantes.

Ce centre de la France est encore bien arriéré : il valait mieux, sans doute, il y a mille ans ; je veux dire, il n’était pas tellement inférieur au reste du pays. Au café, j’ai trouvé un homme important, fort curieux de deviner si je suis fonctionnaire public ou simple négociant. Je m’amuse à faire changer ses conjectures toutes les cinq minutes. Il me dit que jadis les Normands vinrent piller et brûler La Charité.

J’apprends que mon idée de ce matin sur la grande route de Briare à La Charité, si hérissée de montées et de descentes ridicules, est venue à M. Mossé, homme d’esprit et de courage, ingénieur en chef à Nevers. Il va placer la grande route le long de la Loire, ce qui met en fureur les propriétaires des maisons de La Charité qui ont l’honneur de se trouver sur la route actuelle.