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la société ? classe nombreuse qui comptait des duchesses et des portières. Tartufe fut si dangereux, et frappa si juste le moyen de fortune des gens de ce parti, que le célèbre Bourdaloue se mit en colère, et la Bruyère, pour plaire à son protecteur Bossuet, fut obligé de blâmer Molière, du moins sous le rapport littéraire.

Aujourd’hui il n’y a qu’une voix dans la société pour se moquer des friponneries électorales antérieures à 1830 ; mais M. Scribe ne jouit pas, pour les montrer en action sur le théâtre, de la moitié de la liberté que Molière avait pour se moquer des faux dévots.

Ainsi, chose singulière ! et qui eût bien étonné d’Alembert et Diderot, il faut un despote pour avoir la liberté dans la comédie, comme il faut une cour pour avoir des ridicules bien comiques et bien clairs. En d’autres termes, dès qu’il n’y a plus pour chaque état un modèle mis en avant par le roi[1], et que tout le monde veut suivre, on ne peut plus montrer au public des gens qui se trompent plaisamment, en croyant suivre le ton parfait. Tout se réunit donc contre le pauvre rire, même les cris des demi-paysans qui se scandalisent de l’invraisemblance. Une élection improvisée en douze heures ! et par un journal ! Hé ! messieurs, il ne faut que six mois à un journal de huit mille abonnés pour faire un grand homme !

Voici textuellement ce que m’a dit ce soir un vieil officier républicain blessé à la bataille du Mans, et aujourd’hui marchand quincaillier :

« Par soi, le vulgaire ne peut comprendre que les choses basses. Il ne commence à se douter qu’un homme est grand qu’en voyant qu’au bout d’un siècle ou deux il n’a point de successeur. Ainsi fait-il pour Molière. Ce que les années 1836 et 1837 ont vu faire d’efforts inutiles en Espagne, commence à

  1. C’est en ce sens que Molière fut un écrivain gouvernemental : aussi mourut-il avec soixante mille livres de rente.