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le bateau à vapeur ne peut plus passer sous ce pont suranné dont il faudrait supprimer une pile.

Quand l’épisode du pont a été terminé : Il n’est pas, m’a dit l’ancien préfet, que vous n’ayez entendu parler de madame Ostrolenka, cette princesse russe de tant d’esprit ; elle est encore fort bien, mais altière comme un démon. Elle avait auprès d’elle une personne fort bien aussi de toutes façons, et qui l’appelait ma tante. Tout à coup, à Naples, elle a eu la fantaisie de la marier au fils du fameux apothicaire Arcone. La princesse est fort redoutée dans sa maison ; à mesure qu’elle s’éloigne de la première jeunesse, elle devient l’être le plus aristocratique peut-être de tous les royaumes du Nord.

Jamais sa pauvre nièce n’a trouvé le courage de lui dire qu’elle ne voulait pas du fils de l’apothicaire. Les bans ont été publiés, et toutes les ouvrières de Naples ont été mises en réquisition pour un trousseau magnifique.

La veille du mariage, le fils de l’apothicaire a eu l’idée d’apporter un énorme bouquet à sa prétendue ; il l’a longtemps entretenue en particulier sur la terrasse du jardin, à dix pas de la princesse. Mais son attention n’a pas eu de succès. Sa figure d’apothicaire passionné a su inspirer un courage de répugnance qui s’est trouvé plus fort que la terreur que l’altière princesse sème autour d’elle. La jeune personne n’a pas osé lui parler, mais elle est allée pleurer chez le majordome napolitain, personnage énorme et jovial, sur lequel l’extrême respect que les gens du Nord éprouvent pour leurs princes n’a qu’une influence modérée. La jeune nièce lui a déclaré qu’elle aimait mieux mourir que d’épouser l’apothicaire, que sa répugnance était trop invincible, etc., etc.

— Mais pourquoi ne pas le dire plus tôt ? répétait le Napolitain ; voilà une belle communication à faire à Son Altesse !

Comme les pleurs de la jeune personne redoublaient, le cœur du Napolitain a été touché. La sensibilité italienne n’est pas encore desséchée, même par le métier de courtisan.